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Tuerie de Tucson et rhétorique politique: quelques remarques

Même si des milliers de pages ont déjà été écrites sur les causes et les conséquences possibles de la tuerie de samedi dernier en Arizona — dans laquelle six personnes sont mortes et la Congressiste Démocrate Gabrielle Giffords a été gravement blessée — permettez-moi ces quelques remarques sur la politisation subséquente de la tragédie:

1) Il est absolument normal de croire, a priori, que la tentative d’assassinat d’un politicien est un geste politique. Il est toujours possible qu’on apprenne par la suite que, dans les faits, il s’agissait d’autre chose — jalousie amoureuse, délire ou motif complètement aléatoire, etc. — mais le réflexe du public et des médias de conclure qu’un politicien est attaqué pour des raisons politiques n’a rien de ridicule en soi.

2) En l’occurrence, il semble bien qu’il s’agisse d’un geste “politique” au sens large, mais de la part d’un type dérangé, dont certains comportements rappellent fort la schizophrénie paranoïde. Son état mental sera évalué avant son procès, mais ses clips sur YouTube ont certainement calmé les ardeurs de ceux qui croyaient avoir affaire à un radical ordinaire.  C’est une chose de délirer sur des conspirations impliquant la monnaie, la constitution et la trahison — des thèmes chers au Tea Party, entre autres — mais le “contrôle par la grammaire”, le “conscience dreaming” et autres références ésotériques sont politiquement inclassables, et plus proches de la psychose pure et simple.  

3) Même si un assassinat est de nature politique, encore faut-il rappeler (comme le faisait James Fallows dans un excellent texte sur la tragédie) que les motifs de l’assassin ne sont pas toujours ceux que le public voudrait bien lui attribuer. La tentative d’assassinat du président Reagan, en 1981, n’avait rien à voir avec ses politiques économiques, mais avec l’obsession d’un fou (John Hinckley Jr.) pour Jodie Foster. Et la tentative d’assassinat du président Truman, en 1950, n’avait rien à voir avec la guerre froide ou sa décision de bombarder Hiroshima, mais concernait plutôt l’indépendance de Porto Rico. S’il s’avérait que l’obsession centrale de Loughner est le contrôle de la grammaire (et étrangement, il semble que ce soit possible), il faudra conclure que son agenda politique ne correspond pas exactement à un mouvement dominant de notre époque.

4) Sans surprise, plusieurs ont fait un lien entre la rhétorique du Tea Party (et de Sarah Palin en particulier) et l’action de Loughner, suggérant que la première était à l’origine de la seconde.  Le lien est compréhensible, parce qu’on trouve effectivement des thèmes analogues dans le délire de Loughner et dans les thèses les plus extrêmes du Tea Party.

Je ne suis pas personnellement fan de Sarah Palin — et encore moins de sa rhétorique simpliste, qui mélange patriotisme et bellicosité, et qui déshonore trop souvent le débat politique. Elle n’est d’ailleurs pas la seule de son mouvement à avoir versé dans la métaphore violente et déplacée ces dernières années (voir Michelle Bachmann entre autres).

Cela dit, je pense qu’il y a une limite à rendre Sarah Palin et son discours responsables de la tuerie de Tucson. Tous les délirants paranoïaques cherchent à confirmer leur sentiment de persécution institutionnalisée, et toutes les rhétoriques vaguement conspirationnistes et agressives (dont celle du Tea Party) peuvent a priori servir de plateforme « politique » pour des gestes violents. D’après ce qui ressort du personnage, il semble que Loughner aurait aisément pu embarquer dans un autre train idéologique conspirationniste, et finir par assassiner quelqu’un d’autre.

5) Dans les heures qui ont suivi la tragédie, beaucoup de commentateurs politiques ont demandé — avec raison — que le vitriol baisse d’un cran aux États-Unis. Il semble d’ailleurs que le message soit en partie entendu.

Mais pour éviter la récupération politique de la tragédie (qui contredirait les appels à la civilité des débats), il est important de rappeler que les Américains et le Tea Party n’ont pas le monopole de la rhétorique violente, même s’ils en font amplement usage. Faut-il rappeler la haine et la violence que suscitait la présidence de George W. Bush, même chez les prix Nobel de la Paix? Que dire de ces Truthers qui accusent la même administration Bush d’être responsable des attentats du 11 septembre, ce qui semblerait une justification suffisante pour qu’un détraqué passe à l’attaque? Que penser de la rhétorique guerrière et des actions violentes revendiquées par les mouvements écologiques radicaux? Même le mouvement écologique mainstream n’a pas hésité, l’an dernier, à faire exploser des citoyens récalcitrants dans une pub britannique controversée… Ici même au Québec, que fait-on de la Milice patriotique québécoise et de sa rhétorique foncièrement militaire? Si un membre de la famille Desmarais ou PKP se faisait assassiner par un fou de chez nous, accuserait-on tous les groupes et commentateurs qui ont démonisé ces personnages d'être responsables de leur mort?

Tout ça pour dire qu’effectivement, la rhétorique violente et démonisante n'a pas de place en politique, mais que chaque camp devrait faire son ménage et rappeler ses propres troupes à l’ordre avant de (prévisiblement) s’en prendre à l’autre, et perpétuer le cycle.