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Doléances pour un Québec dépassé — suite et fin

Quelques remarques pour faire suite à la tempête suscitée par mon dernier billet.

1. Les idées avancées dans le texte ne sortent pas de nulle part. J’avais déjà abordé la plupart des thèmes, de manière plus conventionnelle, dans ce billet publié au mois d’août dernier. (Je recommande entre autres la lecture attentive des cinq derniers paragraphes.) Par ailleurs, cette entrevue à la radio de CBC et cette discussion/débat à la radio CKIN donneront un peu plus de contexte, de nuances et de substance à ceux dont l’intérêt pour la controverse de la dernière semaine transcende le lançage de boue.

2. La forme particulière du dernier billet laissait une grande place à l’interprétation — incluant les interprétations surréalistes. Le risque était prévisible et je l’assume. Certains ont vu dans le texte les rêveries utopiques d’un citoyen du monde; d’autres y ont vu une ode au fédéralisme canadien. D’autres ont (évidemment) lu l’abdication “colonisée” d’un “Elvis Gratton” pressé de devenir Américain. Certains y sont même allés d’analyses psychologiques allant du meurtre du père, à la haine de soi, au mépris du sol québécois. Je vous rassure: je suis Québécois, attaché au français, je n’ai aucune intention d’américaniser (ou même de canadianiser) le Québec, je ne souhaite pas l’instauration de la charia, je n’ai pas de complexe par rapport aux Anglos de Montréal ou d’ailleurs, je ne propose pas l’abolition de la loi 101, je n’ai aucun attachement particulier envers le Canada, j’ai une excellente relation avec mon père et je sors de la ville pour apprécier la nature québécoise aussi souvent que possible.

3. Parmi les nombreuses critiques et répliques à mon texte (incluant certaines, dont celle de Jean-François Lisée, avec lesquelles j’étais partiellement d’accord), on m’a reproché de m’être attaqué à un homme de paille ou à une petite minorité. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un homme de paille: il existe au Québec des individus et des groupes dont la rhétorique entretient farouchement les guerres d’antan entre Québécois “de souche”, anglophones et immigrants, et qui sont toujours prêts à excommunier les traîtres qui ne partagent pas leur programme. (« Vous êtes avec nous ou avec nos ennemis! »  disait Bush.) Je concède sans hésitation que ces revanchards agressifs représentent une petite minorité; je n’ai jamais prétendu le contraire. Cela dit, leurs diatribes nuisent au Québec qui voudrait vivre sans complexe, avec une ambition souriante, et elles contaminent parfois le discours nationaliste modéré (et majoritaire). Les “doléances” visaient “un Québec dépassé” et non le Québec en entier — bien au contraire.

4. Le billet semble avoir été relayé avec enthousiasme par des groupes ayant a priori peu de choses en commun, incluant une certaine gauche multiculturaliste et certains libertariens prônant une liberté individuelle illimitée. (Je n’aime pas les cliques et je ne me réclame personnellement ni d’une église ni de l’autre.) Mathieu Bock-Côté a bien résumé ce phénomène sur Facebook: “ce texte … rejoint tout autant la droite néolibérale que la gauche multiculturelle et cosmopolite… Autrement dit, ce texte plait aux progressistes de droite et de gauche, et déplaît aux conservateurs de droite et de gauche.” L’analyse est intéressante (ce qui n’est pas rare de la part de Mathieu) mais avec égards je crois qu’elle omet un élément important: le billet a aussi rejoint beaucoup de gens qui, sans avoir de position claire sur l’échiquier idéologique, sentent que le Québec est assez “décomplexé” pour fonder son avenir davantage sur la séduction des nouveaux arrivants que sur des restrictions additionnelles imposées à langlais et aux immigrants. (Amateurs d’hyperliens: voir aussi ceci et cela.)

5. Les “doléances” n’avaient essentiellement rien à voir avec la souveraineté du Québec ou le fédéralisme canadien. (Désolé pour ceux qui m’ont pris pour un porte-parole de la reine et qui ont fait bifurquer le débat sur cette question.) Premièrement parce que l’indépendance du Québec ne changerait rien au débat philosophique. Un Québec indépendant aurait certes tous les pouvoirs en matière d’immigration et de politique linguistique, mais la question de l’intégration des minorités culturelles se poserait de la même façon, et sur le même axe allant de la tolérance progressiste et multiculturaliste à l’imposition plus conservatrice d’une culture nationale traditionnelle. La France et l’Angleterre sont des États souverains et les tensions concernant la “gestion de la diversité” y sont autant sinon plus criantes qu’ici. Deuxièmement — et c’est un débat plus large — parce que la souveraineté des États n’est plus ce qu’elle était. La mondialisation économique, financière et académique, les innombrables traités commerciaux, militaires et culturels, les questions environnementales, la circulation des personnes et des idées et, surtout, l’émergence d’Internet comme lieu d’échange échappant largement aux frontières et à la réglementation ont fait en sorte que les États ne peuvent plus espérer gouverner aujourd’hui comme en 1970. Au fur et à mesure que les activités économiques, culturelles, intellectuelles et sociales se mondialisent et se déplacent vers Internet, tous les pays du monde — des plus totalitaires aux plus ouverts — sont confrontés à une érosion de leur capacité à contrôler les actions et les choix de leurs citoyens. On peut célébrer ou déplorer cette nouvelle donne politique, mais elle paraît indéniable, loin d’être renversée, et le Québec n’y échappe pas.

6. Le débat sur les questions linguistiques et identitaires n’est pas prêt de mourir au Québec et certains échanges de la dernière semaine ont démontré qu’il dégénère encore facilement en insultes, en déformations et en attaques personnelles. J’espère, sans trop d’espoir, que ces quelques précisions contribueront à rendre la discussion plus sereine. J’y reviendrai peut-être éventuellement, mais si tout va comme prévu mon prochain billet devrait porter sur la retraite, et le poisson.