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Loi 78: pour le meilleur et pour le pire

1) Commençons par le commencement: je n’aime pas l’esprit de cette loi. J’ai tendance à être partisan du vivre et laisser vivre. Je n’aime pas les lois et les gouvernements qui limitent les libertés. J’aime les États ouverts et les sociétés tolérantes. Je n’aime pas la surveillance. Je n’aime pas la paranoïa. Je n’aime pas les uniformes. Je n’aime pas l’homogénéité, l’uniculturalisme ou le consensus. Je n’aime pas la police de la langue. Je n’aime pas la police morale ou culturelle. Je n’aime pas la police de la pensée ou de la bien-pensance. Je n’aime pas le désir de contrôle. La loi 78 est dure. Elle arrive dans le contexte d’une tension sociopolitique que le Québec n’a pas connue depuis des décennies. Et les gens qu’elle vise sont authentiquement heurtés par son intention et sa portée. Ce sont majoritairement (mais pas uniquement) des jeunes Québécois idéalistes. Je ne suis pas toujours d’accord avec eux, mais il est profondément triste qu’une partie de la jeunesse ait le sentiment d’être bafouée à ce point par son gouvernement. Personne — ni même ceux qui la trouvent inévitable et raisonnable dans les circonstances — ne devrait se réjouir de l’adoption d’une telle loi. Elle représente un échec: celui du gouvernement, sans doute, mais aussi du mouvement étudiant, des partis d’opposition et, peut-être, de la société québécoise au complet. Les cicatrices risquent d’être profondes et durables.

2) La loi 78 fait essentiellement quatre choses: elle suspend la session d’hiver jusqu’au mois d’août, elle empêche quiconque de bloquer ou de nuire aux cours, elle encadre le droit de manifester et elle oblige les syndicats et les associations étudiantes à prendre les moyens de faire respecter la loi.

3) Les articles 2 à 12 de la loi concernent la suspension de la session jusqu’en août. La crise n’est pas réglée sur le fond — peut-être ne le sera-t-elle jamais tant qu’il n’y aura pas eu d’élections. Et encore. On peut donc se désoler que la loi ne fasse que pelleter le problème en avant. Cela dit, depuis quelque temps, plusieurs étudiants en grève souhaitaient eux-mêmes que la session soit annulée ou suspendue, pour éviter que leurs plans d’été soient bousillés par des reprises de cours. La suspension ne règle rien et n’a rien d’élégant en principe, mais elle constitue peut-être un remède pragmatique à un conflit qui aurait fait encore plus de victimes s’il avait occupé les campus tout l’été.

4) Les articles 13 et 14 visent le blocage des campus et interdisent à quiconque — étudiants, professeurs, et leurs associations — de nuire au déroulement des cours. La mesure peut paraître énergique sur papier mais elle ne fait qu’énoncer le droit existant. Jusqu’à la semaine dernière, les injonctions avaient confirmé, à la pièce, que le blocage des locaux était illégal et que les étudiants avaient le droit d’assister à leurs cours nonobstant les votes majoritaires des assemblées étudiantes. La loi 78 élimine la nécessité du recours aux injonctions individuelles. La semaine dernière, l’avocat de la FECQ reconnaissait lui-même que le blocage des salles de classe était illégal et qu’il fallait obéir aux injonctions. Ces articles ne semblent donc pas choquants. Ils ont plutôt comme effet d’établir que le droit d’accès aux cours n’appartient pas qu’à ceux qui peuvent obtenir des injonctions. À court terme, ils sortent aussi le conflit des tribunaux — une situation dénoncée par plusieurs, des deux camps.

5) L’article 15 est particulier et, à mon sens, problématique. Il impose aux syndicats et aux associations étudiantes l’obligation de “prendre les moyens appropriés pour amener” leurs membres à se conformer à la loi. Je ne suis pas spécialiste et je n’ai pas recensé la jurisprudence pertinente, mais cet article me semble a priori violer la liberté d’expression de ces groupes dans la mesure où il leur impose un discours qui risque fort d’être contraire à leurs convictions. C’est une chose pour un État de prendre des moyens musclés pour faire respecter la loi et encadrer le droit de manifester, c’en est une autre de conscrire des associations pour faire passer son message. (Bon sujet de discussion pour une prochaine chronique.)

6) On a abondamment parlé des articles 16-17, qui encadrent les manifestations en imposant l’obligation de transmettre un itinéraire et autres infos 8 heures avant la tenue d’une manif. (La police peut faire des modifications si elle juge qu’une manif « comporte des risques graves pour la sécurité publique ».) Plusieurs ont déchiré leur chemise en disant que le gouvernement anéantissait ainsi leur liberté d’expression et d’association. Or ce n’est pas exactement le cas. La liberté d’expression et d’association n’est pas absolue. Vous ne pouvez pas, au nom de votre liberté d’expression, aller crier vos idées à 2h du matin dans une banlieue endormie. Et la liberté d’association ne vous permet pas de réunir un trentaine de vos amis pour marcher sur l’autoroute 40 en pleine heure de pointe. Autrement dit, ces droits sont, et peuvent être, validement balisés. Lors des manifs du 22 mars et du 22 avril derniers, l’itinéraire avait été communiqué longtemps d’avance, et personne n’a considéré que sa liberté d’expression ou d’association a été bafouée. La question est donc de savoir si le cadre imposé par la loi spéciale est impermissiblement restrictif. Dans le contexte actuel, certains diront que non. D’autres que oui. Je trouve personnellement que le délai de 8 heures est long, mais je ne connais pas la jurisprudence pertinente. Pas certain, toutefois, que le scandale soit aussi scandaleux que certains l’ont affirmé.

7) Les articles 18 à 21 imposent des sanctions aux associations étudiantes qui ne se conforment pas à la loi. En gros, pour chaque jour où elles violent la loi, elles perdent leurs privilèges (et leurs cotisations) pour l’équivalent d’un trimestre. Donc 12 jours de violation = 4 ans de suspension, 21 jours de violation = 7 ans de suspension, etc. C’est raide. Certains diront que c’est mérité, d’autres non. (Note: les privilèges des associations sont accordés par une loi; on ne parle pas ici de libertés fondamentales.)

8 ) Les articles 22 à 25 rendent les associations étudiantes et les syndicats solidairement responsables des actions de leurs membres dans le cadre des recours civils, notamment les recours collectifs. Je vous passe les détails. L’article 23 semble inverser le fardeau de la preuve en ce qui concerne les syndicats, ce qui pourrait poser problème.

9) Les articles 26 à 29 imposent des amendes salées à quiconque — individu, porte-parole, association étudiante ou syndicat — viole certains articles de la loi. Il va évidemment de soi qu’une loi spéciale impose des amendes en lien avec sa violation. On présume que l’intention est surtout dissuasive.

10) L’article 30 a fait couler beaucoup d’encre: il stipule (dans sa version finale) que « quiconque aide ou amène une autre personne à commettre une infraction » est lui-même coupable d’une infraction. La formulation originale était beaucoup plus large — absurdement large dans la mesure où elle visait aussi les omissions. Difficile de savoir exactement ce qui sera couvert par le texte final. En principe il est normal qu’une loi pénale vise non seulement les coupables mais aussi les complices. Cela dit, j’ai toujours été personnellemment critique face aux lois qui criminalisent le discours (incluant les discours xénophobes, racistes ou sexistes, que je considère par ailleurs odieux). Il serait absurde que la loi pénalise le port du carré rouge ou l’expression d’opinions contre la hausse des droits ou la loi 78. Pour le moment, toutefois, il n’y a aucune indication que c’est ce qui se produira, au contraire.

11) L’article 32 annule toutes les demandes d’injonctions introduites avant le 18 mai et annule les injonctions prononcées à cette date. (C’est la suite logique des articles 13 et 14.) L’article permet toutefois qu’on introduise ou poursuive des demandes de condamnation pour outrage au tribunal relativement à la violation d’injonctions prononcées avant le 18 mai. Certains ont avancé que cet article ne visait que Gabriel Nadeau-Dubois, parce que c’est apparemment la seule personne contre qui des procédures d’outrage au tribunal ont été commencées. Or puisque rien n’empêche quiconque d’introduire une nouvelle demande de condamnation pour un outrage commis avant le 18 mai, beaucoup d’autres personnes pourraient être visées par cet article. Ce n’est pas mieux ni pire, mais c’est moins spécifique.

12) Les articles 33 à 35 sont techniques. Je vous passe les détails. L’article 36 stipule que la loi cesse d’avoir effet le 1er juillet 2013. Si la loi durait éternellement, ce ne serait pas une loi spéciale adoptée dans des circonstances exceptionnelles. Certains ont vu là une manoeuvre visant à empêcher toute contestation constitutionnelle. Or à moins que je ne me trompe, toute personne poursuivie en vertu d’une ou plusieurs dispositions de cette loi pourra en contester la constitutionnalité — que la loi soit expirée ou non. Pas convaincu qu’il faille voir une conspiration dans la date d’expiration.

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La loi est en vigueur depuis quatre jours. Elle a suscité une vive réaction, irrationnelle dans beaucoup de cas. À date, il est clair que la loi 78 n’a pas réussi à calmer le jeu. Elle a même assurément radicalisé l’opposition au gouvernement. Les manifs montréalaises des derniers jours ont été particulièrement violentes. Certains diront que c’est la démonstration de l’échec de la mesure. D’autres diront que c’est normal dans les circonstances. Le mois d’août est encore loin et tout le monde espère encore, peut-être naïvement, un dénouement pacifique à la crise.

La loi 78 n’est pas parfaite. Je n’aime ni ses fondements, ni certaines de ses applications. Mais le contexte n’est pas habituel et il est vrai que le gouvernement — nonobstant son parti pris dans le conflit actuel — a la responsabilité de maintenir l’ordre et de prévenir le chaos, le tout dans le cadre d’une société « libre et démocratique ».

Qu’est-ce qu’une société « libre et démocratique »? Grande question ou vaste programme, comme dirait l’autre.