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Ringo et les assemblées générales

 

Mon dernier billet sur la démocratie étudiante a suscité de vives réactions chez quelques lecteurs, de même que chez mon ami Étienne, qui me répond ici. Ne serait-ce que pour éviter tout malentendu, je revisite la question.

Un des problèmes dans ce débat (et j’en suis coupable, autant sinon plus que les autres), c’est l’utilisation de grands mots comme « démocratie », « libéralisme », « collectivisme », « individualisme », « liberté », « dissidence », etc. Ces mots ne sont pas dépourvus de sens, et ils sont parfois nécessaires, mais il arrive aussi qu’ils prennent tellement de place — parce que chacun peut y projeter les nuances qu’il veut — qu’on finisse par perdre l’essence ou la portée d’un texte. Je vais essayer de ne pas les employer ici.

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Imaginez que vous invitiez 20 amis à bruncher dans un restaurant pour célébrer la naissance de votre fils. Vous réservez une salle spéciale pour l’occasion. Tout le monde se pointe à l’heure. Au moment de faire un toast, vous annoncez triomphalement que votre fils s’appellera Ringo.

Vos amis sont consternés par ce choix. Ils considèrent que votre fils sera raillé toute sa vie pour son nom ridicule.

Vos 20 amis entament donc des discussions structurées autour de la table. Ils débattent de propositions. Après une heure, ils votent sur trois options retenues par le groupe. L’assemblée décide finalement, à la majorité, que votre fils s’appellera Gaston.

Cette décision peut-elle vous être imposée? Bien sûr que non. Pourquoi? Parce que vous n’avez pas consenti à ce qu’on vous retire le droit de nommer votre fils pour le confier à une assemblée de vos amis. Et parce qu’aucune loi ou règlement ne donne à votre groupe d’amis le pouvoir de refuser le nom que vous avez choisi pour votre fils, voire d’en choisir un autre à votre place.

Peu importe que vos amis appliquent le Code Morin, que tous soient entendus, et que les votes se tiennent à main levée ou par bulletin secret, le groupe n’a tout simplement pas le pouvoir de choisir pour vous le nom de votre enfant, même s’il vote à l’unanimité contre vous.

L’État, lui, peut refuser le prénom de votre enfant, si le directeur de l’état civil le juge “inusité, prêtant manifestement au ridicule, ou susceptible de déconsidérer l’enfant”. Il peut le faire parce que c’est l’État, qui s’impose à tous.

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ll va sans dire que, contrairement à une assemblée de 20 amis au resto, plusieurs groupes ont, dans les faits, le pouvoir d’imposer leurs décisions à leurs membres: des syndicats, des ordres professionnels, des syndicats de copropriétaires, etc.

Mais ce pouvoir ne sort pas de nulle part. Il n’apparaît pas simplement en vertu du droit fondamental d’association, conjugué à un quelconque pouvoir de toute majorité de conscrire la minorité.

Le droit de certaines associations d’imposer leurs décisions découle soit d’une loi (comme pour les ordres professionnels), soit de dispositions du code civil (comme pour les syndicats de co-propriétaires) ou alors du consentement des parties, via un contrat auquel elles choisissent d’adhérer et qui définit les droits et les pouvoirs de chacun.

Considérant leurs pouvoirs, un ordre professionnel, un syndicat de copropriétaires ou une assemblées d’actionnaires peuvent-ils décider du nom de votre enfant? Bien sûr que non, encore une fois. Leurs pouvoirs sont définis et limités par la loi ou par contrat.

Et si rien dans la loi ou le contrat n’indique que ces associations n’ont pas le pouvoir en question, faut-il conclure que la situation est ambiguë?

C’est ici qu’intervient la citation (comique) de Winston Churchill contenue dans mon dernier billet: « En Angleterre, tout est permis, sauf ce qui est interdit. En Allemagne, tout est interdit, sauf ce qui est permis. En France, tout est permis, même ce qui est interdit. En U.R.S.S., tout est interdit, même ce qui est permis. »

Les deux premières phrases de Churchill présentent deux régimes politiques opposés: un où les gens sont libres jusqu’à preuve du contraire, et l’autre où ils sont « prisonniers du groupe » jusqu’à preuve du contraire.

Si on adopte comme principe que les gens sont fondamentalement libres de leurs actions et de leurs décisions — à moins qu’une loi ne précise explicitement une limite, ou que ces mêmes gens aient librement consenti à renoncer à leur liberté par contrat — il s’ensuit que toute « ambiguïté » sera résolue en faveur de la liberté des gens et contre le contrôle du groupe. C’est pourquoi tout le monde sait très bien qu’une assemblée de copropriétaires ne peut pas nommer vos enfants: tout ce qui n’est pas inclus dans ses pouvoirs échappe nécessairement à sa gouverne.

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Comment tout ceci s’applique-t-il aux associations étudiantes?

Elles sont constituées par la loi et détiennent certains pouvoirs. Pour tout ce qui relève de l’exercice des pouvoirs en question, personne ne doute qu’elles soient compétentes et qu’elles puissent faire appliquer leurs décisions.

Mais le droit de déclencher une grève ne fait pas partie de ces pouvoirs. Et même si le droit de grève n’est pas « explicitement exclu », il faut résoudre cette ambiguïté en appliquant le même principe qu’ailleurs: toute liberté qui n’est pas spécifiquement retirée aux individus et confiée au groupe demeure par défaut avec l’individu. (Le principe inverse m’apparait désastreux.)

En essayant de déclencher une grève et de la faire appliquer, incluant par des blocages de campus, les assos étudiantes outrepassent leur mandat, s’arrogent des pouvoirs qu’elles n’ont pas et empiètent sur la liberté des étudiants qui veulent assister à leurs cours.

Le gouvernement et les universités — comme ils l’ont fait à maintes reprises par le passé — peuvent décider, pour un temps, de tolérer ces actions et de discuter avec les assos étudiantes, pour éviter d’envenimer les choses. Mais rien ne les oblige à le faire.

Évidemment, rien n’empêche les étudiants de militer pour obtenir un droit de grève en bonne et due forme. Ils peuvent tenter de faire reconnaître leur droit devant les tribunaux. Il peuvent investir les partis politiques. Québec solidaire propose d’ailleurs de leur accorder ce droit (point C-(5)(a) de sa plateforme). D’autres partis s’y opposent. C’est normal.

Comme je l’écrivais en réponse à un commentaire sur mon dernier billet: La plupart des gens sont prêts à reconnaître le droit de grève aux travailleurs de Molson, mais à peu près personne n’accorderait un droit de grève à des élèves de 5e année. Entre ces deux pôles, il y a place à beaucoup de débats, idéalement constructifs.