Angle mort

De la fiction

Je m'imagine en train d'essayer d'endormir la petite, puis que le téléphone sonne.

C'est Chosebine de chez CROP qui veut savoir si je pense qu'Anne-Marie Losique est célibataire, ou bedon mariée, ou bedon en couple avec un homme, ou bedon en couple avec une femme, ou bedon en couple avec un homme et une femme.

Ou bedon je m'en sacre? "Ce n'est pas un choix de réponse."

Ça ne m'est pas arrivé, Dieu merci, mais figurez-vous que CROP a quand même réussi à dégoter 500 personnes pour répondre à cette question débile pour l'émission Le verdict, à Radio-Canada.

On prétend même que ce sondage représente "l'opinion des Québécois", comme si les Québécois nourrissaient une quelconque réflexion concernant les mours d'une patronne de chaîne cochonne.

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On a le sondage pas mal facile.

Ces derniers jours, les médias nous ont appris, entre autres, que 61% des Canadiens sont prêts à rouvrir la Constitution pour réformer ou abolir le Sénat, que 70% des Québécois trouvent que le gouvernement Harper ne se bouge pas suffisamment le cul pour aider les sinistrés en Montérégie, que 23% des travailleurs québécois s'inventent à l'occasion une raison pour ne pas se présenter à la job, que 82% des Québécois estiment que les handicapés ont une vie sexuelle active et que 9% des Québécois pensent qu'Anne-Marie Losique partage sa couchette avec un homme et une femme.

Considéré par les médias comme l'expression de la "voix du peuple", on nous sert au moins un sondage par jour, sur tous les sujets imaginables. De la fréquence des rapports sexuels des Québécois aux moyens de rembourser la dette publique.

La question se pose: que vaut un sondage portant sur des questions auxquelles une majorité de gens n'ont pas mûrement réfléchi? Et peut-on saisir efficacement les nuances de l'opinion publique à travers un choix de quatre réponses?

Le magazine L'Actualité va plus loin et pose la question qui tue dans sa dernière édition: peut-on encore se fier aux sondages? La réponse: "Théoriquement, non", selon Claire Durand, professeure en sociologie à l'Université de Montréal, qui étudie depuis des années les sondages sur les intentions de vote.

Comme d'autres experts, elle est sceptique en ce qui concerne les méthodes employées par les sondeurs pour "photographier" l'opinion publique.

Le moyen à la mode: le sondage Web. On recrute les répondants en ligne, et pour mieux les appâter, on fait parfois miroiter une rémunération ou un prix à gagner.

On peut supposer que des sondages rémunérés sur le Web attirent des gens qui ne représentent pas nécessairement un échantillon fidèle de la population.

C'est tout de même la méthode qu'ont retenue les firmes de sondage pour couper leurs frais, mais aussi pour contrer cette fâcheuse manie qu'ont de plus en plus de gens de raccrocher au nez des sondeurs.

Parce qu'une portion congrue de la population en a désormais marre de se faire déranger à l'heure du souper pour commenter la moustache de Jack Layton.

On s'en sacre.

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Dans son livre Médias et démocratie – le grand malentendu, la professeure à l'Université Laval Anne-Marie Gingras considère comme une "fiction l'idée que les sondages reflètent l'opinion réfléchie de la population sur une question donnée".

C'est d'autant plus vrai quand on retrouve à la une des journaux des sondages portant sur des questions hypothétiques.

Ma préférée: "Qui ferait le meilleur premier ministre si des élections avaient lieu demain?"

C'est une question légitime lorsque des élections ont lieu le lendemain. Autrement, c'est de la fiction. C'est comme demander: "Dans un pays imaginaire, qui ferait le meilleur chef?"

Pourquoi accorde-t-on autant d'importance médiatique à l'opinion d'un échantillon discutable de la population, à propos d'une situation qui n'existe pas?

Expliquez-moi.

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Pour Anne-Marie Gingras, les sondages sont des "artefacts qui correspondent plus aux intérêts des élites et des acteurs sociaux […] qu'au reflet du jugement politique de la population".

Ils servent à nous donner l'impression que le peuple a une voix, un avis réfléchi sur tout et n'importe quoi. Les résultats des sondages, largement diffusés dans les médias, donnent une légitimité factice à ces points de vue.

C'est vrai, quoi, si un Canadien sur cinq doute de la mort de Ben Laden (comme nous l'apprenait cette semaine le Maclean's), ces gens doivent sans doute avoir de bonnes raisons…

Et comme on ne sait pas trop pour qui voter, on votera pour le gagnant… des sondages.

Réveillons-nous: les sondages sont des instruments de gestion de l'opinion publique.

Il est grand temps qu'on modère l'espace médiatique qu'on leur accorde. En particulier lorsqu'ils portent sur la vie conjugale d'Anne-Marie Losique.