Angle mort

Le déclin des places mystérieuses

Je me souviens d'une place où ma mère nous emmenait à l'époque. On s'entassait, ma cousine et moi, dans la Hyundai. On quittait Sherbrooke. Puis on roulait jusqu'au bunker des Hells Angels, à Lennoxville. On tournait, puis on faisait encore un petit bout, jusqu'au lieu en question.

Ça s'appelait Mystery Spot.

Je n'avais pas dix ans la première fois que j'y suis allé. Il y avait une cabane "croche" à visiter. Une maisonnette en bois qui semblait à l'abri des lois de la physique. On pouvait, par exemple, s'asseoir sur une chaise à deux pattes sans tomber à la renverse. La maison était en fait posée sur une pente. Les murs et les planchers étaient aussi inclinés. D'où ces mystérieuses illusions d'optique qui ont fasciné le ti-cul que j'étais.

Et c'est ce qui conclut la portion "Stéphane Laporte" de cette chronique.

De toute façon, c'est fini, Mystery Spot. Ça n'existe plus.

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Parlons du Madrid. Le restaurant, oui.

À moins d'avoir passé les derniers mois en orbite, vous savez que cette institution de l'autoroute 20 a fermé ses portes la semaine dernière.

Cette imitation de castel espagnol, protégée par un camion Bigfoot et une garnison de dinosaures en fibre de verre, ne régnera plus sur le fief de Saint-Léonard-d'Aston.

Son panneau lumineux visible de la Lune ne tentera plus l'automobiliste affamé avec ses mots-clés: "POUTINE", "DÉJEUNER", "3 OUFS"…

Le Madrid. Là où les jeunes filles pouvaient se faire signer un autographe par Normand L'Amour sur la poitrine. Là où le simple mortel pouvait obtenir une audience avec Zoltar, le fameux diseur de bonne aventure mécanique.

Le Madrid. Ce mystérieux point-virgule entre Montréal et Québec. Cette énigme conceptuelle à la mi-trajet d'un corridor qu'empruntent chaque année 11 millions de voyageurs.

Après 44 ans d'existence, ça aussi, c'est fini.

Le site a été vendu pour 4 millions de dollars à Immostar, qui rasera tout ce qu'il contient afin d'y planter, pour le printemps 2012, une halte routière plus "actuelle".

On ne s'attend à rien de très emballant. Jusqu'à présent, ce promoteur s'est commis dans l'érection de "points de services" génériques, rassemblant sous un même toit des McDo, des Rôtisseries St-Hubert, des Couche-Tard, des Tim Hortons.

Des haltes sans personnalité, standardisées, oubliables, conçues pour aller faire caca et commander un café pour emporter. Utilitaires. Point à la ligne.

En conservant le nom de la place et quelques dinosaures, Immostar s'est tout de même engagé à garder vivant "l'esprit du Madrid". C'est une diversion. Le Madrid est mort. Son âme s'est envolée.

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J'en conviens, on n'organisera pas des funérailles nationales pour un fast-food pittoresque.

Sauf que la chute du Madrid s'inscrit dans une tendance lourde: le déclin des places mystérieuses du Québec.

Je vous ai parlé de Mystery Spot à Lennoxville. Une place disparue parmi tant d'autres. Tenez, sur l'autoroute 20, il y a quelques années, près de Saint-Simon, on pouvait encore croiser les curieuses installations de l'inventeur Jean Saint-Germain.

Les plus vieux se rappellent sans doute sa fameuse pyramide cosmique. Il y avait aussi l'Aérodium. Quand j'étais jeune, j'y ai fait un vol plané en défiant, encore une fois, les lois de la physique.

Saint-Germain avait aussi installé là un mystérieux restaurant en forme de soucoupe volante, où un robot servait des burgers du futur, enveloppés dans du papier métallique.

C'était kitsch à souhait, mais de tous les burgers ordinaires ingurgités dans ma vie, celui-là, je ne l'ai jamais oublié.

Il ne reste plus rien des attractions routières de Jean Saint-Germain. Ça aussi, c'est fini.

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La fermeture du Madrid a fait couler beaucoup d'encre. Tout le monde en a parlé. On a dépêché des journalistes, des caméras sur les lieux. Dans ses derniers mois d'existence, le restaurant n'a jamais connu un aussi grand achalandage.

Il y a là un phénomène de société difficile à saisir. Est-ce de la nostalgie? Ou peut-être un peu de résistance au changement?

Je pense qu'il y a derrière cet hommage à "l'institution" du Madrid une part d'amertume.

Voilà des milliers de gens qui, en chour, regrettent la disparition d'une autre place mystérieuse. De celles qui fournissent des souvenirs, des anecdotes.

Voilà l'expression d'une déception. Celle de voir un espace quelconque remplacer un lieu unique en son genre. Au Québec. Au monde.

Voilà, surtout, une couleur locale qui pâlit. Et un paysage qui se banalise encore davantage.

Parce qu'il perd de sa saveur, le Québec moderne. D'un bout à l'autre, il goûte de plus en plus le café Tim Hortons.