Angle mort

Une dernière pour la route

Je me sers un petit rhum. Puis, je me branche sur espace.mu. Sélection: Chanson/Pop – Les grands succès de l’année 1986. La chanson Libre (de la regrettée formation Nuance) démarre.

On dirait presque que c’est fait exprès.

Je n’ai jamais pu écrire ces chroniques avec autre chose que de la musique des années 80 dans les oreilles. Même que souvent, je m’enfilais la même pièce en mode repeat. Tenez, l’autre fois, j’ai écrit toute une chronique en écoutant en boucle Piaf chanterait du rock de Marie Carmen.

Quand j’ai une chanson dans la tête, je ne l’ai pas dans les pieds.

Oh, j’ai bien tenté d’écrire sur de la musique actuelle. Pas capable. Il y a quelque chose dans la musique des années 80 qui me ramène en enfance. Je retrouve alors cet état de disponibilité, de curiosité, d’émerveillement. L’état qu’il me faut pour écrire de bonnes chroniques.

Sauf que ce soir, c’est un peu spécial — d’où le rhum. À nouveau, je me harnache à mon Word. Je crée un nouveau document. Puis, je tape les premières phrases de ma 330e chronique.

Ce sera ma dernière.

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Depuis le 2 septembre 2004 que j’occupe cet espace du journal que vous avez sous les yeux.

À l’époque, j’avais tété pendant longtemps mon rédacteur en chef, François Desmeules, pour qu’il me confie une chronique sur les médias. Il a fini par céder.

Quelques années plus tard, mon nouveau rédac’ chef, Christophe Bergeron, allait me permettre de m’exprimer plus largement sur ma société. C’est ce qui est devenu la chronique Angle mort.

Mine de rien, ces textes hebdomadaires auront accompagné mon entrée dans l’âge adulte.

Semaine après semaine, j’ai dû me laisser toucher par les événements, décoder des phénomènes nouveaux. J’ai dû réfléchir à de grands et petits enjeux, prendre position sur tout ce qui bouge. J’ai dû m’indigner, critiquer, accuser, douter, réfuter.

Tenir une chronique est une aventure intellectuelle intense. L’homme relativement sain d’esprit que je suis devenu s’est en grande partie formé au fil de ces textes. Parce qu’écrire, c’est organiser sa pensée.

Et organiser sa pensée, c’est gagner en sagesse.

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Toujours est-il qu’un aménagement forestier durable implique la coupe d’arbres matures pour permettre aux jeunes pousses de se développer.

Cette puissante métaphore est la meilleure que j’ai pu trouver pour expliquer ma décision.

Après sept ans, cette chronique a atteint son plein potentiel.

Elle a même fait des petits. C’est en partie grâce à elle si j’ai pu publier des romans, faire de la télé, de la radio.

Je ne me fais plus répondre «Steve qui?» lorsque je frappe à de nouvelles portes. Cela, je le dois à cette chronique.

Du coup, me voilà au milieu d’une talle de projets naissants qui ne demandent qu’un peu de lumière pour grandir. J’ai le goût de voir où ils peuvent me mener. C’est tout.

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Je pars serein. Ma grande fierté est d’avoir toujours gardé à l’esprit qu’une tribune comme celle-ci est un sacré privilège. Je le dis, car on peut vite l’oublier.

Avec le temps, le chroniqueur de métier court le risque de considérer sa tribune comme un simple espace à remplir. Ce ne sera pas mon cas.

Par ailleurs, j’ai toujours estimé qu’une tribune exigeait du chroniqueur une complète authenticité. Et une indépendance. Ça aussi, on peut vite l’oublier.

L’authenticité est un joli mot qu’on utilise n’importe comment. Mais sur le terrain, l’authenticité crée sans cesse des déchirements. C’est qu’il faut défendre ses idées en sachant très bien ce que l’on perdra en les défendant. Des chroniques m’ont fait perdre des amis, des lecteurs.

Cela dit, à défaut d’avoir toujours eu raison, au moins j’ai toujours été vrai.

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Je remercie Voir de m’avoir confié cette formidable tribune. Salut, Tristan. Salut, Pierre. Salut, la gang de la salle de rédaction.

Le mot de la fin, je vous le réserve. Les lecteurs de Voir forment une communauté riche, inspirante, allumée. La qualité d’une publication est intimement liée à celle de son lectorat.

Je n’aurais pas ce motton si, aujourd’hui, j’avais l’impression de quitter une bande de demeurés.

À tous ces lecteurs silencieux qui ont aimé ces chroniques, merci. Merci aussi à ceux qui ont alimenté mes réflexions de leurs commentaires. Bien à vous, Jean-Serge Baribeau, Steve Boudrias, Venise Landry, Jean-Claude Bourbonnais, Claude Perrier et tous ceux que j’oublie.

Voilà, c’est fini.

Les grands succès de 1986 roulent encore sur espace.mu. Maintenant, c’est Un souvenir heureux de Diane Dufresne.

On dirait vraiment que c’est fait exprès.