Le deuil d'un web
Des clics et des claques

Le deuil d’un web

Ce n’est plus le web de ta grand-mère, jeune bambin. 

Aux premiers balbutiements d’Internet, tandis que Facebook n’était même pas une pensée chez le petit Zuckerberg et que Tom pensait à peine à ses amis, la toile était le lieu de tous les possibles. Une infinité de connexions humaines qui permettait le rapprochement entre les hommes, instruits collectivement par une sorte d’encyclopédie évoluant en temps réel. C’était le temps des manifestes et de l’espoir du web.

Quand pouvons-nous officiellement déclarer qu’un rêve est mort? J’ai peut-être la même relation avec le web qu’un couple trop confortable, incapable d’admettre que son union est désormais vide de sens, tentant de trouver des supports artificiels au cadavre de sa relation autrefois glorieuse. Le web qu’on se souhaitait ne sera pas.

Plutôt, le web que nous avons ressemble à la version Bizzarro de celui qu’on s’était promis. Les entreprises de Silicon Valley, inspirées par les initiatives de SkyNet, collectionnent impunément nos informations personnelles (qu’on les ait dévoilées intentionnellement sur nos réseaux ou non), au mieux pour nous cibler de manière carrément éhontée (présentant des publicités pour vêtements de bébé à des femmes ayant récemment acheté des tests de grossesse), au pire pour permettre à un État tout puissant d’avoir accès, en quelques clics, à toutes nos données. Le crédo récurrent est évidemment «si je n’ai rien à me reprocher, ça ne me dérange pas qu’on fouille dans mes données». Cette reflexion ne semble pas se demander ce qui sera reprochable demain, et après-demain, aux yeux des autorités.

Malgré les lubies internationalistes des premiers théoriciens du web, la toile a rapidement été étanche. Il était, par exemple, impossible d’écrire le mot « démocratie » dans certains moteurs de recherche et blogues chinois. Malgré l’espoir soudain d’un Printemps arabe rendu possible par l’organisation spontanée d’une révolte grâce aux réseaux sociaux, le web mondial n’est pas libre. À Kiev, récemment, un texto a été émis à tout individu se trouvant près d’une manifestation, lui indiquant qu’il avait pris part à une émeute illégale. Le texto anonyme a inspiré des frissons orwelliens chez les jeunes internautes épris de liberté.

Fin, aussi, de la Net-Neutrality: si une compagnie de télécommunications ne souhaite pas que vous vous rendiez sur le site web d’un compétiteur, il pourra y ralentir votre accès, ce qui, à l’ère de l’instantané, équivaut à une mise à mort formelle de ce site spécifique auprès de ses clients.

Même Reddit, connu pour sa communauté critique d’initiés du web, n’échappe pas aux moments de propagande américaine avec la présence de Barack Obama dans sa section Ask Me Anything. La politique est présente, bénéficiant des outils légers et des réseaux populeux pour transmettre un message à une communauté de moins en moins anonyme et de plus en plus à l’aise avec sa propre intolérance. La petite gêne du troll anonyme aux commentaires haineux sur des forums obscurs a été remplacée par la fière exhibition de sa propre ignorance sur les réseaux les plus populaires.

Il faudra changer le web, à l’avenir, ou créer des toiles parallèles. On peut tenter de filtrer les contenus indésirables, de bloquer les utilisateurs désagréables, de suivre les influenceurs positifs, mais nous vivons désormais dans un web similaire et formaté, et si le geek curieux a déjà eu les clés du château en sa possession, elles se retrouvent désormais dans les mains des géants, qui ont tremblé un bref instant en croyant les avoir perdues.