Le tribunal illégitime des médias traditionnels
Des clics et des claques

Le tribunal illégitime des médias traditionnels

Le web a-t-il des leçons éthiques à recevoir des médias traditionnels?

Dans l’acharnement agressif envers Gab Roy suite à sa désormais fameuse lettre à Mariloup Wolfe, les entrevues successives qu’il accordait étaient menées par une mission éditoriale claire, et elles ne tenaient ni du débat, ni de l’information, mais de la punition. Et dans ce verdict de culpabilité lancé allègrement avant la décision du juge éventuel du procès que Mariloup fait à Gab Roy, un jugement plus général s’est fait du web, comme ce lieu dangereux où règne une impertinence trop longtemps à l’abri des conséquences réelles de la vraie de vraie vie.

Or, permettez-moi de dire que je ne prendrais pas de leçon de pudeur d’un nudiste, et que le web n’a pas de leçons de rigueur ou de responsabilité éditoriale à prendre de la part des ambassadeurs des médias traditionnels. Bien que la lettre initiale soit dégoutante et issue d’un pur opportunisme du buzz de l’heure, elle ne reflète pas nécessairement le danger du web, et encore moins un quelconque monopole de stupidité ou d’irresponsabilité issu des réseaux sociaux. En ce qui concerne la bêtise, les médias traditionnels et le web se la partagent en totale égalité.

Est-ce légitime de recevoir des jugements moraux de la part de médias qui ont permis à Jeff Fillion de dire que les homosexuels sont des êtres efféminés qui nous vendent du linge dans des boutiques, à Éric Duhaime de dire que les modèles des Noirs sont tous des zéros, à Denise Filiatrault de dire à Paul Arcand que les femmes voilées sont des clowns, à Janette Bertrand de réaffirmer, sur le plateau de Tout le monde en parle, qu’elle ne ferait pas confiance à une femme voilée qui a été formée à la dure par notre système de santé québécois, à Richard Martineau de faire le lien entre musulman et KKK, à Pierre Foglia de dire qu’un immigrant doit dire merci et fermer sa gueule, à Benoît Dutrizac d’entrer en guerre linguistique avec un propriétaire chinois de dépanneur? Vraiment, nous allons recevoir des leçons de bons goûts d’une industrie habituée à l’erreur et timide sur l’erratum? Nous allons commencer à juger de ce qui est de bon goût en fonction des marchands d’obscénités portant la cravate?

Continuez votre spectacle obscène, mais ne nous dites pas que nous manquons de bon goût. Dans ce domaine, vous avez  beaucoup plus d’ancienneté.

Nous sommes réellement en pleine crise

On aurait pu, si on devait se concentrer là-dessus, simplement informer la population que Mariloup Wolfe poursuit Gab Roy pour 300 000$. Une telle information est déjà hyper-chargée émotivement, on n’avait pas besoin d’un ton éditorial. Mais à la place de simplement rapporter les faits, Sophie Durocher, qui, doit-on le répéter sans cesse, a trouvé ce scoop, s’est permis plusieurs billets de blogues qui relèvent du pur acharnement, et a contribué à l’ouverture d’une boîte de Pandore web qui relève quasiment de la prophétie auto-réalisatrice.

Sur Twitter et Facebook, les omni-commentateurs et les trolls, fans et détracteurs respectifs de Gab Roy, Mariloup Wolfe et Sophie Durocher, se sont lancés dans l’arène en insultes dirigées de toute part, autant à l’utilisateur anonyme ne partageant pas l’opinion qu’aux acteurs principaux de ce litige légal. Ni Gab Roy, ni Sophie Durocher, ni Mariloup Wolfe ne méritent de recevoir des menaces en messages privés, et pourtant chaque insulte lancée en privé comme en public semble sceller chacun davantage dans sa position, l’idiotie du camp adverse nous rendant soudainement aveugle à l’idiotie du notre.

C’est très grave. Ça crée un climat où nous dépassons officiellement le territoire du statut assassin dans lequel on tague le méchant Roy par pur malveillance affichée. Dans une vidéo particulièrement terrifiante (que je ne souhaite pas diffuser), un homme filme sa nièce et lui explique comment, juste derrière elle, le méchant Gab Roy est en train de manger, et qu’il devra être puni. Sans le savoir, ce paparazzi improvisé utilise sa nièce comme bouclier et porte-étendard d’une invasion malsaine de la vie privée, avec l’approbation explicite de la serveuse.

L’homme parle à sa nièce avec un ton paternaliste, et répète avec brio le jugement que les médias traditionnels lui ont enseigné. Il se sent légitimé, dans une étrange dynamique de justice sociale, d’envahir la vie privée d’un étranger (inb4 « comme Gab avec Mariloup Wolfe dans le fond »). Qui se sentira légitimé d’accoster Gab Roy dans la rue, de le filmer tandis qu’il se fait tabasser? Et une fois qu’on l’aura réduit au silence, qui sera le prochain représentant du mauvais goût que nous devrons absolument censurer?

Il n’y a pas de doute : nous sommes en pleine crise, et cette situation est réellement hors de tout contrôle.

L’heure de gloire du moron

Les élites, économiques comme médiatiques, ont toujours su garder la population générale en règle. Mais l’idiot moyen se retrouvait généralement dans une pure dynamique de consommation : achète la grosse télé, et ferme ta gueule. Achète le journal racoleur ou le magazine porno, et ferme ta gueule. Mais nous sommes passés de l’idiot consommateur à l’idiot consommateur-commentateur : dans la dynamique imposée par les réseaux sociaux, les médias et la plupart des entreprises font soi-disant mine d’être intéressés aux opinions de leurs clients, tandis qu’il s’agit au mieux d’un focus group en temps réel.

On ponctue tous les articles et les offres d’un « qu’en pensez-vous » expéditif et on laisse les commentaires s’accumuler, se forçant, de temps en temps, à supprimer un commentaire qui dépasse certainement les limites de l’acceptable en termes de racisme explicite. Bien que l’intérêt pour le média envers le commentaire de l’utilisateur soit tout à fait illusoire, le commentaire, lui, est réel : essayez de lire les commentaires sous les statuts de Jean Barbe ou de Geneviève l’Obstineuse, du Huff Post ou du Journal de Montréal, ou même du VOIR : il y a une contribution rigoureuse à l’idiotie collective totalement inégalée dans l’Histoire. Lire les commentaires revient généralement à se polluer l’esprit. Mais tant que le consommateur continue de cliquer, et d’acheter, et de consommer avec une certaine docilité le produit qu’on lui offre, on ne lui proposera jamais le silence, parce qu’il en serait offusqué. Nous sommes tombés dans un piège collectif où nous avons demandé à tous de s’exprimer sur tous les sujets. Nous sommes collectivement responsables de cette cacophonie.

Et je crois qu’il faut réellement s’inquiéter en se demandant ce qui va précéder l’inévitable silence.