La fin d'une époque: la mort du Roy
Des clics et des claques

La fin d’une époque: la mort du Roy

Portrait d’une webstar à la retraite et l’époque qu’il a marquée.

Concernant cette chronique et Gab Roy: Je ne cherche pas ici à justifier ses gestes, à le défendre ou même le blâmer. Si vous exigez absolument que toute lecture de l’histoire de Gab Roy soit celle d’un mysogine finalement puni, vous serez mieux servis ailleurs. La lecture d’un mysogine puni n’est pas erronée, elle est seulement incomplète. Son histoire est plus longue et riche qu’on ne l’imagine, et si ma tribune peut servir à quelque chose, qu’elle me serve à raconter ce récit qui a marqué le web québécois pendant de nombreuses années. 

Premières rencontres

En janvier 2011, j’accueille Gab Roy chez mes parents. J’y tourne un court métrage prétendument humoristique dans lequel il a accepté de jouer. La vidéo ne passera pas à l’histoire. Mais c’est le début d’un rapport que je qualifierai de curieuse cordialité, la curiosité venant surtout de mon coté. Je ne le connais pas encore, mais dans les marches de la maison de Notre-Dame-de-Grâce, vêtu d’une chemise blanche et de jeans, suite à ma demande, Gab me parle des «fan pages» Facebook consacrées à son chien et à sa tasse de café. La simple portée de ces pages indique noir sur blanc la popularité du vlogueur sur ce web que je tâte tranquillement. Une aura de controverse l’entoure même lorsqu’il ne fait rien. Il semble simplement assumer, via sa carrure et sa prestance, le rôle d’un bad-boy perpétuel, même en repos.

Trois ans plus tard, il est en chemise noire et jeans dans un banc d’accusé érigé pour l’occasion de son bien-cuit, aux cotés de Goofy Welldone en juge et devant des centaines de gens au Club La Mouche sur Saint-Denis. Dans la foule, on retrouve principalement des garçons. On retrouve des filles aussi, et des personnalités web: Oli Duclos et Pellep sont à coté de moi, et nous nous serrons la main, épatés par ce moment qui nous est si significatif.

J’ai travaillé à bombe.tv, l’ancien bébé de Jeff Lee, pendant une année. Pendant celle-ci, Pellep et Oli se retrouvaient quotidiennement devant ma caméra pour les Infos Bombe et les Vox Pop, respectivement. Durant cette période de travail technique sur ce portail assez avant-gardiste de web-vidéo à saveur commerciale, on invite régulièrement Gab Roy pour des interventions ici et là: bien que celui-ci tentera encore et toujours de voler la vedette, en s’imposant physiquement ou en ridiculisant son partenaire vidéo, la promesse du clic est trop belle pour des acteurs d’une industrie qui en dépend si sauvagement. Le rapport d’entraide, de parasitisme, de collaboration, d’opportunisme, de centralisation des vedettes issues du web – appelez-le comme vous voulez – créé inévitablement des liens tordus d’amitié.

Madame Coucoune arrive sur scène. Si Mathieu St-Onge est à l’avant-plan aujourd’hui, il le doit en partie aux coups de pouce enthousiastes de Gab Roy. Je me rappelle de leur première rencontre, à l’Hémisphère Gauche, soirée au cours de laquelle Gab animait un spectacle d’humour évidemment trash. À ce stade-ci, Mathieu St-Onge avait déjà gagné des prix Olivier pour son émission de radio Vidons-la don’ la question (le seul épisode que j’ai écouté, à propos des “jonctions de marde”, est un bijou de créativité et d’humour sans tabou), mais ce qui créé une étincelle évidente dans les yeux de Gab, c’est la vidéo “Immortal chante Hochelaga” qui avait atteint la viralité à l’époque.

Quand Mathieu St-Onge lui révèle être le créateur derrière cette capsule, à l’extérieur du bar devant un attroupement arrondi duquel Gab est évidemment le centre de l’attention, Gab l’en félicite. Lorsque Mathieu annonce qu’il connaît l’identité du ViolonGay, un des personnages les plus troublants du web québécois, Gab est totalement séduit (Le ViolonGay est d’ailleurs dans la salle le soir du bien-cuit). S’en suivront des dizaines, des centaines de rencontres et une amitié complexe, de laquelle je serai parfois témoin.

Quelques années plus tard, le brilliant Mathieu St-Onge, l’esprit le plus créatif du web québécois, se présente sur la scène du Club La Mouche en tant que Madame Coucoune. Après ses portraits de l’agente 728, après sa toile du Québec et sa vidéo sur sa dépendance à la pornographie, après son apparition douloureuse à un Tout le monde en parle devenu tribunal, après son passage à Deux hommes en or, après ma collaboration estivale avec lui et Dave Morgan lors de notre spectacle web expérimental lors du Zoofest, après des dizaines et des dizaines de toiles qui se présentent à mes yeux comme le meilleur témoignage visuel de notre époque virtuelle, voici Mathieu St-Onge en Madame Coucoune, aux seins pendus, au maquillage obscène, venu marquer le départ de celui qui a constamment utilisé le pouvoir médiatique qu’il avait pour le promouvoir, pour le meilleur et pour le pire qu’une association avec un tel personnage puisse apporter.

Comme c’est un bien-cuit, Madame Coucoune commence à bien cuire… Gabrielle Roy.

Après toutes ces années, après les déboires et les peines, les obstacles et les collaborations, Mathieu se moque d’une auteure sans rapport avec l’accusé plutôt que de s’en prendre à son ami. La prestation est drôle, marquée de clins d’oeil évidents à la situation de Gab, et il sort plusieurs perles (“À quoi ça sert d’être bilingue quand t’es pauvre?”). À mon avis, Mathieu St-Onge est doté d’un génie qui ne le quitte jamais: nous en sommes donc tous témoins ce soir-là. Sa prestation dépasse éhontément les limites de temps qui lui étaient préalablement accordées. On s’en fout.

Une certaine notion de censure

Entre sur scène Stu Pitt, un personnage web avec qui je garde une distance intentionnelle. Celui-ci arrive en complet-cravate, ses cheveux gris bien coiffés, détonnant visiblement avec la foule informelle. Dossiers en main, il ponctue son discours de blagues salaces, de photos comiques de micro-pénis, mais politise plus explicitement la rencontre: “Si on était la majorité et que les matantes étaient en minorité, on n’essaierait pas de leur empêcher d’écouter La poule aux oeufs d’or ou Le banquier! On essaierait de les guérir, mais on ne leur dirait pas de ne pas regarder ça”, lance-t-il, transformant soudainement le spectacle en rallye.

L’arrivée massive de la population générale sur Facebook a probablement contribué à la sécurisation de ce réseau autrefois imparfait et imprévisible. La circulation virale des créations de Gab sur des réseaux désormais occupés par des consommateurs impossibles à qualifier comme son public cible a clairement contribué à la descente aux enfers de ce sombre personnage. Stu Pitt le comprend évidemment et appelle à la vigilance concernant cette potentielle censure, ou pire, ce désir de dicter à un public ce qu’il doit considérer comme drôle ou non. Ce soir, les rires sont libres, ils sont déchaînés, et ils sont visiblement accompagnés d’amour. Les applaudissements sont chargés émotivement: d’autres, absents ce soir, se sont occupés de son départ de la scène médiatique. Les fans de Gab Roy sont venus lui dire au revoir.

Pendant longtemps sur le web, il était à peu près impossible de s’en prendre au Roy. Il m’inspirait la même peur de dissidence que je ressens si jamais je veux m’attaquer à une idée ou un tweet de Michelle Blanc: je préfère ne pas créer un début d’hostilités. Avec son armée de trolls et sa verve vitriolique, Gab pouvait faire descendre des carrières montantes, humilier des adversaires qui n’étaient pas prêts à se battre avec la même folie que lui: pendant des années, j’ai vu des vlogueurs, des blogueurs et des chroniqueurs s’en prendre à lui directement et le regretter amèrement très peu de temps après. Jusqu’à la lettre de Mariloup Wolfe: après ça, c’était une armée contre lui.

Il y a quelque chose de fascinant dans le fait qu’après toutes ces années où Gab s’est battu dans la boue (ou dans les effluves corporelles de Vandal Vyxen, c’est selon) avec d’autres monstres semblables, c’est une jolie fille blonde à l’allure un peu timide qui le détrônera. Évidemment, il est impossible de juger Mariloup sur sa seule apparence, mais il s’agit d’un tableau visuel bien particulier.

Jonathan “Dragon” Drouin entre sur scène avec sa chemise verte signature. Le personnage web à la barbe imposante avait annoncé son retrait de la scène humoristique, trouvant le défi trop difficile. Ce soir, il le relève ce défi, et avec brio.

“Je me mets dans la peau des gens qui détestent Gab sur le web”, explique-t-il, devant ceux qui l’aiment. “Et je me dis que je me sens peut-être seul, et que j’ai pas vraiment d’opinion, mais je sais que si je dénonce Gab et que je parle de cette plaie humaine comme d’un trou de cul qu’il faut censurer absolument, je vais recevoir des tapes dans le dos, des encouragements des autres et je vais me sentir du coté du bien. Je vais me sentir du bon bord,” continue-t-il dans une lancée qui accapare toute la salle. “Est-ce que ce sera assez pour moi qu’il perde tous ses annonceurs et qu’il soit désormais incapable de faire ce qu’il aime profondément faire? Non. Est-ce que ce sera assez pour moi qu’il passe les dix prochaines années de sa vie à offrir son salaire à Mariloup Wolfe? Non. Est-ce que ce sera assez pour moi qu’on le plante à la télévision à chaque fois qu’il est invité? Non. Est-ce que ça va être suffisant pour moi qu’il n’ait plus de vie privée et qu’on puisse se sentir justifié que des étrangers l’insultent publiquement lorsqu’il est en train de manger au restaurant? Non…”

Le problème avec Gab”, dit-il en début de prestation, “c’est que même quand il veut faire du bien, il fait le mal”, faisant référence à la saga Kia Pointe-Aux-Trembles, qui a été l’une des premières aventures officielles de Gab dans le monde des médias traditionnels. En tentant de défendre une mannequin et ancienne participante de Loft Story d’un dépôt qu’elle est incapable de ravoir de son concessionnaire, Gab fait appel à son armée de trolls pour critiquer le concessionnaire en ligne et l’inonder d’appels antipathiques: le lendemain, ou le surlendemain, le concessionnaire Kia Pointe-Aux-Trembles passe au feu. Gab sera blanchi dans cette histoire: il n’avait aucun lien direct avec l’incendie, mais l’histoire restera l’une des taches indélibiles du bad-boy du webqc.

Parce qu’avant La lettre, il y avait effectivement Kia Pointe-Aux-Trembles. Il y avait la saga Mario Benjamin. Il y avait le tatoo-o-thon pendant le Printemps érable, au cours duquel Gab s’est fait tatouer un petit carré rouge sur son énorme torse. Il y a eu la manifestation des dinosaures devant les locaux de MusiquePlus, organisé conjointement avec Jay St-Louis, désormais animateur vedette à la station. Il y a eu “On tourne un clip de hip-hop”, “Vandal Vyxen squirt sur scène” et “Pix de chix dans le miroir”, un grand classique. Il y a eu The Dolans. Hipsterisme 101 et Douchebagisme 101. Il y a eu les manifestations étudiantes, pendant lesquelles il trollait tellement les policiers qu’il les faisait rire. Il y a eu les sous-titres hilarants pour des bébés et pour Xavier Dolan.

Pour les néophytes du phénomène, il est facile de comprendre cette allergie envers Gab Roy. Beaucoup de ses détracteurs virulents l’ont “rencontré” sur le web tardivement, où son pire coup médiatique de tous les temps, une lettre agressante et vulgaire, écrite rapidement pour profiter d’un buzz temporaire, s’est rapidement accompagnée de ses autres mauvais coups, innombrables, infatigables, têtus, constants, incontrôlables, inévitables, destructeurs, ravageurs, tueurs d’amitiés et briseurs de contrats, créateurs de conversations Facebook endiablés entre étrangers qui ne le connaissent pas…

Ce soir à La Mouche, je ne suis témoin d’aucune animosité, aucune tension hostile, aucune rage: c’est juste de l’amour.

Pour la suite du monde

(Citer le classique de Michel Brault pour aborder Matthieu Bonin: oui, c’est possible.)

Cette soirée, c’était aussi, un peu, la passation formelle du flambeau d’un géant du web à un autre. Le dernier à entrer sur scène, c’est Matthieu Bonin, aka la webstar la plus importante, en termes de chiffres, de portée et d’abonnés, sur le web québécois. Reconnu initialement pour ses pétages de coche en vidéo (qu’il a délaissé récemment au détriment d’une agrégation de contenu probablement plus rentable), il a également connu son lot de controverses et de problèmes: récemment, il a donné le numéro de téléphone d’un adolescent qui le harcelait, et son armée de trolls a envahi la ligne téléphonique du pauvre garçon. Et, il y a longtemps, il avait exprimé son souhait de «rentrer dans le tas» à l’Assemblée nationale, des paroles prises assez au sérieux par les autorités.

Je ne voudrais pas qu’on interprète ces listes d’actions comme une tentative de salissage. Si on décide de se rappeler du web, il faut se rappeler des bons coups comme des mauvais.

Bref, Bonin est un habitué de la controverse, mais n’y fait pas son nid. Sa communauté web commence de plus en plus à ressembler à celle autour de George Takei qu’à Gab Roy. Ancienne vedette de la série Star Trek, homosexuel et “roaster” récurrent à Comedy Central, Takei est devenu un personnage sympathique du web qui joue autant dans le militantisme pour les droits de la communauté LGBT que dans la publication de blagues coquines ou sympathiques en forme de meme. Avec ses « bon matin! », ses “On est 100 000, guys”, ses “j’adore mon travail et mes fans”, Bonin s’éloigne du personnage plus sombre de Gab, qui insultait ses fans et ses détracteurs et n’hésitait jamais à lancer des bombes controversées autour de sa situation juridique ou professionnelle. Toujours aussi impulsif et explosif, Bonin y va davantage dans la maladresse bien intentionnée plutôt que dans la provocation gratuite.

Ce soir, Bonin illustre à quel point il est capable d’occuper l’espace qu’il a pris. En parfaite maîtrise de soi, il arrive sur scène avec un capital de sympathie énorme et un charisme rare. Quand il se moque du parcours tracé des humoristes de la relève, “qui doivent payer 15 000 piasses pour être drôles et qui finissent par faire des blagues sur leur belle-mère au Saint-Denis”, il le fait avec l’aisance d’un individu inconscient du privilège énorme avec lequel il est né: un charisme qui le rend immédiatement adorable et qui fait en sorte que, pendant des mois, il peut vivre de la bienveillance des gens autour de lui. Pendant des mois, le simple fait que les gens le veulent à leurs côtés lui a permis de survivre avant qu’il ne se stabilise professionnellement.

Bonin ne serait pas le premier nom sur ma liste si quelqu’un me demandait de le diriger vers un humoriste intéressant. Je leur parlerai d’Adib Alkhalidey, brillant et charismatique, de Mariana Mazza, la prochaine Kevin Hart à mon avis, de Virginie Fortin, une comédienne au talent énorme qui peut partager la caméra avec nos géants et voler la vedette avec précision et intelligence, de Francis Papineau, un bon ami à l’humour absurde et incisif, au texte ciselé. Je leur dirai: Phil Roy, Dave Morgan, JC Surette. Pas Bonin, clairement.

Mais ce soir, il me surprend. Se tournant vers Gab Roy, il s’insurge contre sa fameuse lettre. “Bin voyons donc. T’écris peut-être ce genre de lettre, mais tu la mets pas sur Facebook, esti de cave!” La blague, bien qu’humoristique, sert de conseil rétroactif d’un individu qui maîtrise beaucoup mieux la nouvelle mouture de l’énorme réseau social. “Tu la partages avec tes amis, dans un bar, mais tu la mets pas sur Facebook, câlice! Moi, quand je veux aller faire péter l’Assemblée nationale, je dis pas ça sur Facebook! J’en fais des blagues avec mes amis, pendant qu’on remplit des bidons d’essence!”

Bonin raconte une anecdote concernant une fellation filmée. “Ok. Levez les mains, guys, si vous vous êtes déjà fait sucer, hein? C’est-tu pas quelque chose qui arrive à tout le monde? Voyons!” Le moment magique n’est pas la livraison de Bonin mais l’interruption de Gab qui pointe deux garçons assis tous près de lui: “Oh my God, vous auriez du voir la face de ces deux adolescents à qui ça n’est clairement jamais arrivé et qui avaient tellement l’expression de Forever Alone!”.

Une irruption naturelle de Gab Roy: en un coup, il se moque de ses fans, interrompt une vedette, fait une blague à caractère sexuel et une référence à un langage populaire de la webculture partagé par à peu près tous les spectateurs dans la salle. Petit moment parfait.

Est-ce que vous voulez parler à 100 000 personnes, guys?”, demande Bonin sur scène. Comme un réseau miniaturisé, il sort son téléphone: pour la plupart d’entre nous, c’est un geste qui peut rejoindre ponctuellement une personne ou 200. Pour Bonin, c’est un contact régulier et récurrent avec une masse critique incroyable. “Ok, quand je tourne le téléphone vers vous, vous allez crier, “Journal de Montréal, suce ma marde!” donne-t-il comme directive à la foule qui s’en donne à coeur joie. C’est un cadeau qu’il fait à Gab, comme réponse aux médias traditionnels qui l’ont attaqué avec un certain acharnement dans les derniers mois (même si, somme toute, Gab Roy avait passé sa carrière à ne demander que ça).

C’est aussi une façon pour Bonin de montrer sa force actuelle: il peut carrément insulter la plateforme québécoise la plus populaire, avec deux millions de lecteurs, faisant partie d’un empire médiatique tentaculaire. S’aliéner Québecor? Ça ne semble pas le déranger. Seront-ils capables de l’ignorer encore longtemps, de toute façon?

Les derniers mots du Roy

Finalement, c’est au tour de Gab Roy de monter sur scène après les innombrables “Ta gueule” et “T’es pas drôle” du juge Goofy Welldone. Chemise noire un peu déboutonnée, il commence à entonner des blagues, et puise dans son répertoire classique. Après cinq ans sur scène, Gab Roy est devenu un humoriste un peu par défaut: il n’a pas la “formation” (whatever that means), il n’a pas de texte extraordinaire ni de livraison scénique particulièrement impressionnante, mais il a rempli des bars et des salles de spectacle à travers le Québec avec ses fans. Ce soir, ils sont là.

Si ce n’est pas la meilleure performance de la soirée, c’est effectivement la plus imposante et la plus émouvante, parce que c’est la dernière, sa dernière, supposément. Racontant une anecdote de sa fille qui lui explique comment ses amis et elle ont changé de place dans leur classe pour mélanger leur remplaçant, il explique comment il conseille à celle-ci de réellement le troubler: “Fuck ça, changer de place. C’est un remplaçant professionnel, il s’attend clairement à ce genre de coup. Imagine sa réaction, par exemple, si dans la liste d’élèves t’ajoutes le nom de Cédrika Provencher.”

C’est le genre de blague qui ne passera visiblement plus dans l’arène des médias québécois, autant virtuels que traditionnels. D’ailleurs, les rires ce soir ressemblent parfois à une célébration du droit de rire des blagues salaces plutôt que des approbations explicités des blagues elles-mêmes. 

Mais elles n’ont plus besoin de passer, ces blagues, puisque leur ambassadeur quitte, et ce soir, il se paie la traite: il ressort ses vieux classiques. Gab Roy sait très bien qu’il n’a plus de place sur scène, le milieu ne semble pas prêt pour son humour ou sa personne. Ses blagues ont donc un effet étrange: au lieu d’inspirer le malaise et la frustration, elle inspire une nostalgie amoureuse de ses admirateurs, qui devront se tourner ailleurs pour un tel humour. À quel endroit, spécifiquement? Je ne sais pas. On ne le saura peut-être plus. Pourquoi nous le diraient-ils? À ces adolescents divertis pendant des années, on vient de leur priver d’une source de divertissement qu’on jugeait indigne.

À la fin de la soirée, il est entouré d’une foule de jeunes hommes qui veulent tous lui serrer la main, se prendre en photo avec lui et partager leur appréciation de son humour. Partout, on prend des photos avec Bonin, l’inévitable superstar, avec Drouin, avec Madame Coucoune, encore maquillée. Je rencontre Anthony Thibeault, un jeune homme de 19 ans responsable de la sublime page Facebook Lynternait et lui avoue ma fascination pour le langage qu’il est capable de créer.

Je serre Pellep dans les bras. “Ce ne sera plus jamais pareil” se dit-on, regrettant davantage une époque définitivement résolue qu’un homme controversé, enterrée en quelques sortes avec mIRC, MySpace et Napster. On est désormais à l’époque des Oculus Rift et de la NSA, de l’empire de Zuckerberg et de la présence des médias sur tous les réseaux. Le web qu’on a connu, ensemble, il y a quelques années à peine, qu’on essayait de comprendre et de dominer, ce web se transforme. Bonin en sera définitivement une figure inévitable, mais Gab Roy fait désormais partie du passé.

Même si ce départ est fictif, il représente réellement une page du web qui tourne. À la fin de la soirée, Amélie, venue toute seule pour voir une dernière fois celui qui l’a divertie des années, explique qu’il était important pour elle de venir. Timide, elle explique que ce sont eux qui la font rire, dans ses moments de solitude, dans sa recherche de divertissement virtuel. Elle, comme des milliers d’autres.

Être un consommateur de Gab Roy, c’est recevoir régulièrement des cadeaux qui s’en prennent à la rectitude politique, c’est d’innombrables facepalms et OMG et WTF, c’est du LOL rempli de malaise. Il symbolise clairement une liberté d’action (erratique, certes) probablement si attirante aux yeux de jeunes adolescents, comme les cascadeurs de Jackass peuvent l’être aussi. Mais collaborer avec Gab? Difficile.

Collaborer avec lui, c’est s’attirer les foudres de certains collaborateurs et se priver potentiellement d’annonceurs. Pendant longtemps, il a été capable de prendre une haine réelle et virtuelle dont le 10e, voire le 100e, me paraît carrément insoutenable.

Je tiens une chronique web avec fierté et amour depuis le 27 août 2013. J’y prends un plaisir relativement inexplicable à essayer de comprendre le web et de partager ce que j’en saisis. Ce que je sais, ce que j’ajoute dans la liste de mes rares certitudes, c’est que Gab Roy était un phénomène énorme du web québécois. Il a contribué à la création d’un web imprévisible, violent, vulgaire, trouble, spectaculaire, indépendant, auto-dérisoire et fier. Il a maintenu le rôle du pariah et du vilain aux yeux du public jusqu’à ce que ce regard collectif et accusateur soit désormais trop lourd à porter.

Ce soir-là, il doit supprimer tous ses comptes Facebook et Twitter et ne laisser que sa page YouTube en ligne pour la postérité (c’est plus ou moins le cas). Après le meilleur spectacle de sa carrière, il quitte par la porte de sortie, devant une petite foule qui tarde. Il pleut encore un peu sur Montréal.

Une page du web vient de se tourner. Une page imprévisible, imparfaite, rudimentaire, expérimentale, bruyante, sale, dérangeante, vulgaire, mais vraie. Et c’est une page qui dépasse Gab Roy. J’en ai été témoin. Ces adolescents qui le suivent depuis des années se tourneront vers d’autres créateurs virtuels et Gab Roy deviendra un nom nostalgique, un nom d’un passé qui, avec la rapidité du web, devient de plus en plus lointain. Ces adolescents deviendront des hommes et des femmes, ils deviendront des pères et des mères, et peut-être n’auront-ils jamais à s’inquiéter du contenu culturel que leurs enfants consommeront.

Et ce sera peut-être parce que ce contenu n’existera plus.