Des clics et des claques

La courte durée d’une obsolescence planifiée

Que sont devenus, réellement, nos téléphones intelligents?

« Tout se joue en dunk et en trois points, » m’expliquent mes frères tandis que nous regardons un match des séries éliminatoires de la NBA. Il était question d’un joueur spécifique d’une équipe en compétition qui ne ressort qu’à des moments clés pour réussir des paniers derrière la ligne des trois points: il s’agit ici d’une hyper spécialisation due à la nouvelle réalité sur le terrain de jeu des matchs professionnels de basketball. Ça m’avait surpris puisque, sans être un spectateur assidu de ce sport télévisé, il en reste mon préféré et je regardais les parties avec une plus grande régularité il y a à peu près deux ans.

Deux ans.

Un temps suffisant pour modifier drastiquement la méthode de jeu d’une énorme machine, ou plutôt, concrétiser officiellement des tendances sous-jacentes. Deux ans, c’est assez pour changer le rythme et les priorités à la NBA. Un temps suffisant pour me rendre relativement obsolète en tant qu’observateur sportif.

C’est aussi assez de temps pour s’infiltrer subtilement dans la plupart des comptes privés et obliger tout le monde (tout le monde) à changer de mots de passe, suite au pernicieux Heartbleed.

Si l’exécrable série Les jeunes loups (pour lequel mon enthousiasme ironique est officiellement mort après le troisième épisode) était aussi risible, c’était dû, entre autres, à une réplique générique lancée par une des journalistes: «la game vient de changer».

La game, somme toute, ne fait que changer. En deux ans, la réalité sur le web a excessivement changé: des consommateurs de contenu, les internautes sont devenus des agrégateurs et créateurs de contenu à part entière, faisant en sorte que des sites comme le Huffington Post Québec et Petit Petit Gamin, par exemple, pédalent extrêmement fort dans le but d’être au même niveau que leurs auditeurs: absente-toi une heure du web et t’es officiellement déclassé par tes propres consommateurs. C’est un rapport étrange, tout de même, où les agrégateurs se nourrissent du viral généré par leurs consommateurs à qui ils le redistribuent immédiatement.

Ceci n’est pas une critique de leur mission. Loin de là. C’est juste impressionnant de constater comment des modèles d’affaires, somme toute assez jeunes, ont évolué en si peu de temps.

Le rapport au téléphone a changé aussi: la popularisation des iPhone nous avait déjà transformé notre rapport au téléphone cellulaire qui, pendant longtemps, pouvait bien se résumer à un téléphone résidentiel sans fil hyper-puissant. Les téléphones intelligents les ont transformé en super-ordinateurs portables qui nous permettent, de temps en temps, d’effectuer quelques appels.

Bien que la surveillance soit probablement en cours depuis bien longtemps, c’est seulement depuis les dernières années, avec les révélations de Snowden, Manning et Assange (ma sainte trinité) que nos téléphones se sont transformés en ce qu’ils sont réellement: des outils de surveillance massive. Bien qu’un ordinateur puisse contenir des fichiers personnels compromettants pour certains, les téléphones intelligents dévoilent beaucoup plus d’information sur nous: nos appels, la durée de ceux-ci, tous nos déplacements (malgré les promesses contraires), les conversations privées, les applications utilisées, etc. Cet objet dans nos mains et nos poches, initialement conçu pour connecter des individus entre eux volontairement, a connecté la planète entière à ses gouvernements et ses corporations, à leur insu.

Ce qui n’a pas suivi, par contre, est une éducation pertinente pour faire face à cette nouvelle réalité. Pas une rééducation, une éducation tout court: si certains médias parlent des ces intrusions à la vie privée, le système scolaire, lui, ne nous prépare pas à entrer dans un monde hyper-surveillé: c’est devenu inné, avec le temps, de fermer des portes et d’y poser des serrures; c’est devenu naturel, depuis quelques décennies, de porter la ceinture en voiture. Quand sera-t-il naturel de lire tous les contrats, de se munir de logiciels libres et protecteurs, de savoir bloquer les intrus et fermer les trous qui permettent aux nombreux malfaiteurs (criminels, corportatifs, gouvernementaux) de récolter nos informations à leur guise?

Et d’un point de vue législatif, les initiatives ne visent pas autant la protection du citoyen que la domination continue des grands joueurs: on permet aux grands de la télécommunication de ralentir l’accès vers certaines pages web et d’accélérer l’accès à d’autres (ce qui, en d’autres termes, considérant l’importance de la rapidité, revient à les rendre inaccessibles aux abonnés de ce service). Je tarde encore à entendre un politicien québécois discuter intelligemment d’Internet sans en faire un simple outil de propagande modernisé: d’en connaître non seulement les dangers ponctuels, mais les opportunités effarantes et les enjeux importants.

Les temps changent. La game change. Et nous passons notre temps à la regarder, un peu confus, en attendant de nous faire dire que ce qui compte, c’est les dunks et les trois points.

On pourra attendre longtemps.