Mes 7 malaises intellectuels dans l'affaire de l'allaitement
Des clics et des claques

Mes 7 malaises intellectuels dans l’affaire de l’allaitement

Un employé de la ville de Rosemont exige que Mélodie Nelson cesse d’allaiter son enfant dans une pataugeoire. Le web réagit. L’arrondissement réagit. Le web et les médias s’enflamment de nouveau. Je ressens quelques malaises.

Je les exprime ici. Souci de transparence: je connais Mélodie Nelson. J’ai travaillé avec elle à de nombreuses reprises, et je la qualifierai d’amie que je n’ai pas vue depuis longtemps. Mes malaises concernant l’affaire de l’allaitement relèvent surtout de la réaction médiatique et virtuelle face à l’incident et non pas la seule place de Mélodie Nelson dans toute cette affaire.

L’argument naturel est surutilisé: Le terme «naturel» semble être doté d’une connotation inévitablement positive, comme si il existait une valeur éthique et philosophique supérieure à tout ce qui relève du naturel. En soi, c’est absolument insuffisant. Notre existence est composée massivement d’éléments artificiels comme des lunettes, des médicaments et des condoms qui aident à améliorer notre quotidien et nous armer contre un naturel parfois impitoyable. En ce sens, je ne compare aucunement le fait de rester myope à allaiter. Je stipule seulement que l’argument «C’est naturel» scandé si souvent par les défenseurs du libre-allaitement est utilisé avec la même ferveur par des républicains conservateurs voulant limiter le droit à l’avortement.

Vers une conception juridique de la société et du vivre-ensemble: Heureusement, nos lois encadrent déjà le droit d’allaiter en public pour une mère. Or, la prédominance de la notion du droit dans la lecture de cette nouvelle m’inquiète à un niveau plus général où une lecture purement légaliste de nos interactions suffirait à nous guider dans notre vivre-ensemble. Mais pointer du doigt la loi comme première autorité morale relève à mon avis d’une faiblesse intellectuelle et d’une incapacité argumentative majeure: c’est légal, fais-le, c’est illégal, ne le fais pas. Vraiment? Si on pointe du doigt la loi pour nous guider maintenant, la loi aura-t-elle le même poids demain, dans une situation qu’on trouve moins avantageuse? Disons, une loi limitant nos droits à manifester?

Enfoncer des portes ouvertes: À ce stade-ci, je ne sais plus trop qui on essaie de convaincre que l’allaitement en public est un droit fondamental. On érige en phénomène ce qui semble particulièrement anecdotique. Et bien que l’argument anecdotique ne soit pas valable devant statistiques et comptes rendus officiels, jamais, dans mon existence consciente et capable d’observer le monde autour de moi, n’ai-je vu quiconque s’indigner ou même exprimer son malaise face à la présence d’une mère allaitant un bambin. En exprimant un soutien indéfectible à l’allaitement en public, on s’attroupe avec des cris de guerre devant une armée invisible, et ensuite, on se félicite de l’avoir vaincue. Bravo.

«Mob Mentality»: Quand le débat se transforme en combat, la première victime, c’est toujours la nuance. En ce sens, je sais que mes propres réserves quant à tel motif ou telle citation ou telle mobilisation vont être tues, de mon propre accord, suite à un désir de ne pas voir déferler une vague d’opposition virtuellement virulente qui laisse peu de place au questionnement. Il y a peut-être surtout manque de bravoure de ma part, peut-être une incapacité à assumer mes opinions dans un courant inverse au mien, mais je sais que si je me tais, je ne dois pas être le seul. Je ne sais pas si un mouvement peut se proclamer victorieux ou légitime lorsqu’il inspire le silence de ses éléments moins virulents.

Une certaine jubilation dans le militantisme: Je ne sous-entends absolument pas que ce scandale soit planifié ou monté par quiconque. Tout ce que je sais, c’est que je voyais circuler sur les réseaux sociaux depuis des semaines des articles et des chroniques d’indignation quant à des cas étrangers d’allaitements interrompus, et que cette tornade de soutien et de solidarité semble être accompagnée d’un soulagement du fait qu’on a finalement trouvé un cas concret avec lequel nous associer. On croirait un peu à la venue tant attendue du martyr venant confirmer la prophétie d’une société anti-allaitement.

Les deux minutes de la haine: C’est probablement mon leitmotiv le plus récurrent, et j’utilise peut-être trop cet exemple orwellien, mais le web répète encore et toujours le même processus: trouver un ennemi numéro un, se rassembler pour l’attaquer ou exprimer toute sa rage envers celui-ci, et retourner chez soi pour attendre le prochain méchant (L’Eurasia ou l’Estasia) tandis qu’on n’a rien changé à notre société, mis à part le fait qu’on s’est rassemblé pour crier notre haine à un ennemi.

La nature peu pédagogique du scandale: Le problème, à mon avis, réside dans la nature inévitablement éphémère du scandale, de tout scandale: une fois qu’on a scandé les slogans, nourri la rage, enfoncé des portes ouvertes, martelé des clous, gagné une cause sans réelle opposition, on est fatigué, on se calme, on est satisfait de soi, on retourne chacun chez nous, et rien n’a changé, sinon qu’on aura pris le goût du combat, rendant le débat plutôt fade: on apprendra que la prochaine fois, crier sera une meilleure option que parler, mais on ne se souviendra plus trop pourquoi, puisque le scandale, bref, rapide, insignifiant, sera désormais relégué aux oubliettes collectives, prêt à être recyclé dans des bilans annuels et des chroniques nostalgiques. Il ne reste rien, après un scandale.