Des clics et des claques

Nécessaire incertitude

Sur le web, avoir raison et utiliser la raison sont tristement deux choses bien distinctes. 

C’est un exercice auquel je m’adonne souvent mais jamais assez longtemps, puisque l’introspection est comme un muscle qui peut causer de la douleur lorsqu’on l’utilise spontanément. Tandis que mon égo justifie parfaitement toutes mes frustrations, mes départs indignés et mes irritations, ma rationalité essaie timidement de me rappeler que je suis à la source de ces problèmes et de ces incidents, et vu que je suis si près de cette source, ma rationalité me répète tranquillement que je peux bien essayer d’explorer un peu, question de voir. Qui sait.

Une conception nouvelle m’habite de plus en plus, un leitmotiv interne que je répète comme un mantra consciemment ironique: il n’y a pas de vérité fondamentale. En fait c’est plus complexe que ça. Un nombre incalculable de vérités tout à fait légitimes mais carrément contradictoires peuvent exister.

Sans même plonger dans les détails spécifiques d’un petit incident qui vient ponctuer inutilement le merveilleux festival Zoofest d’un point négatif, une internaute s’est fâchée de ce qu’elle a conçu comme l’utilisation du blackface, un processus humoristique trop récurrent au Québec pour certains (dont moi) et absolument tabou aux États-Unis, où cet héritage culturel est chargé de racisme, de domination et de marginalisation d’un groupe ethnique sur le territoire américain.

Bien que je me sois toujours rangé dans le camp des radicaux pour qui le blackface n’est jamais approprié, jamais justifié et surtout, jamais vraiment drôle, force est de constater que le fait que le visage blanc de cet homme soit noirci, il ne l’est pas fait dans le but de faire un rapprochement esthétique avec une quelconque pigmentation. Plutôt le billet essaie d’exagérer les absurdités qu’on rencontre dans toute modification éditoriale de notre propre image.

En ce sens, il faudrait donc s’assurer qu’aucune blague ne puisse mener à une chute ou ne puisse utiliser comme béquille humoristique un visage assombri par la peinture, même si celui-ci se fait en dehors du contexte du blackface, et, comme on l’a vu souvent avec des chroniqueurs et commentateurs quelque peu déconnectés d’une réalité américaine qui m’est beaucoup plus familière, la référence peut même être absolument accidentelle.

Ainsi, il est absolument légitime de se fâcher concernant le blackface. En soi, c’est une appropriation chargée de racisme qui fait rarement rire. Mais pour se fâcher, faut-il encore le voir.

Évidemment, l’idée qu’il puisse exister des idées contradictoires n’est pas vraiment en vogue dans la blogosphère québécoise, où l’illustration rapide de la médiocrité de l’autre a la cote. On préférera anticiper la malveillance de l’autre plutôt que d’imaginer sa maladresse. On se fâchera envers un résultat déconcertant sans se soucier d’un processus complexe qui peut mener à cette conséquence.

Tandis que les barricades se lèvent de plus en plus, et que les opinions tranchées sont affichés avec fierté et assurance (comme si la flexibilité intellectuelle était une honte), la blogosphère se transforme rapidement en séries d’îlots de plus en plus solitaires où la bienvenue est de plus en plus basée sur la capacité à accepter tous les principes de l’hôte. Sinon, basta.

C’était effectivement le cas lorsque la programmation du Festival de l’Internet à Alma a été dévoilée, avec une indéniable sous-représentation féminine dans la liste des performances. Je marche sur des œufs puisque le programmateur est un ami qui m’est très cher, et donc partir à sa défense me semble mal avisé, puisqu’on verra ça comme une tentative de protection plutôt qu’une tentative d’explication.

Peut-on regretter l’absence de présence féminine au festival? Certes. Peut-on se demander pourquoi, quand on pense à des performances scéniques de personnages loufoques issus du web, il n’y a pas eu plus de noms féminins dans la visée de nos organisateurs? Même s’ils ont contacté des femmes du milieu qui, par un malheureux hasard, étaient toutes indisponibles, et ont préféré y aller avec leur cœur plutôt qu’avec une conception gouvernementale d’équité représentative sur scène? Que le but était d’être festif avant d’être représentatif, que l’idée était de représenter une certaine caractéristique ludique du web et non pas de faire une représentation démographiquement juste de notre société virtuelle?

Des questions peuvent être posées. Des accusations? Certes, on arrive à une même destination regrettable selon certains. Mais la route empruntée ne mérite-t-elle pas mention?

Au final, les réactions insatisfaites ont également raison. L’utilisation de blackface est un rappel honteux d’un passé injuste, et l’absence de performances féminines au FIA est dommage au sens plus large de la représentation féminine sur scène. C’est vrai. Comme c’est aussi vrai que la blague dans le cadre du Zoofest n’était pas raciste. Comme c’est vrai que la programmation du FIA n’était trempée d’aucun sexisme.

Dans ce travail difficile et continu sur moi-même, j’ai réalisé que je ne faisais pas suffisamment de mises à jour sur ma personne. De vieilles idées à propos de moi restaient dans ma tête, par habitude et sécurité, malgré une pléthore d’informations additionnelles qui permettraient une image plus juste et plus nette de ma personne. Ce n’est jamais vraiment amusant, de mettre à jour un ordinateur ou un programme, mais c’est diablement nécessaire. Combien de gestes posons-nous en imaginant que nous sommes encore la même personne qu’il y a trois ans, que nous avons encore les traits de caractère qui dominaient à notre enfance?

Permettons-nous une mise à jour constante de nous-même. Accueillons les nouvelles informations non pas comme des confirmations de notre théorie d’hier mais comme l’énième preuve additionnelle d’un monde complexe aux vérités multiples et contradictoires. Face à l’idée selon laquelle mon interlocuteur n’est pas nécessairement de mauvaise foi ou malveillant, il sera plus difficile de s’accrocher à un pilier de certitude tandis qu’on naviguera maladroitement sur le sable mouvant de la réflexion. Ce sera un voyage imparfait, essoufflant et enrichissant. À l’image de nous-même.