Lunettes sur Mars
Des clics et des claques

Lunettes sur Mars

Assise devant une figure autoritaire mystérieuse, Nathalie risque de rater l’occasion de sa vie à cause d’une nouvelle dépendance qui l’affecte un peu trop. 

68 jours et des poussières d’étoile

***

Nathalie était assise devant Vlad Kronstrom, un des superviseurs récemment parachutés sur le site d’entraînement et de recrutement pour faire face à la vague de panique et de doutes qui avait frappé les premiers volontaires comme le monde entier. Vu les périls potentiels de la mission One Direction, comme on l’appelait sur le site, des équipes de supervision et de « minimisation des risques » étaient affectées pour, somme toute, éliminer les candidats les plus susceptibles à périr en mission télévisuelle sur Mars.

Nathalie était trempée. Elle s’était présentée à l’avance à son rendez-vous, question de réfléchir à ce qu’elle pouvait bien dire dans une telle situation. Les pensées fusaient de partout, à tel point que ça lui a pris une quinzaine de secondes avant de se rendre compte que les batteries de son parapluie s’étaient épuisées, et que la force qui propulsait la pluie tombante ailleurs s’était dissipée, laissant les gouttes s’affaler sur elle sans aucune forme de résistance. Quand elle s’extirpa de ses rêveries, elle réalisa qu’elle était bien trempée, et que Kronstrom l’appelait dans son bureau.

Elle avait toujours ressenti un mépris silencieux pour ses amis ou ses connaissances qui abusaient de substances. Bien qu’elle offrait une oreille attentive lorsque nécessaire, elle ne pouvait s’empêcher de penser que les déboires émotionnels de ces amis en question, leurs problèmes d’argent, leurs embrouilles avec les autorités, leurs pertes d’emplois, étaient dûs à une question de volonté, et qu’ils utilisaient l’excuse facile de la dépendance pour se déresponsabiliser face à leurs gestes repréhensibles qu’ils ne comptaient jamais abandonner.

Et la voilà, dans le bureau de Kronstrom, à qui elle avait serré brièvement la main lors d’une rencontre collective protocolaire la semaine dernière. Il lui annonçait qu’elle était effectivement dépendante à ses lunettes Google.

« Comment peut-on être dépendant à l’information? », se demandait-elle, restant silencieuse, ne voulant pas aggraver un verdict final qu’elle imaginait déjà grave.

« Mais je ne suis pas la seule à en porter! », s’exclama-t-elle, trahissant une certaine agonie dans la réception de la nouvelle. La conscience de l’importance de ce rendez-vous lui inspirait un contrôle de soi constant. Elle compta le nombre de fois où elle voulut, quasiment sans le savoir, porter son index à ses yeux pour connaître l’heure, lire les informations officielles de son nouveau supérieur, consulter silencieusement la liste probablement bien mince de ses recours légaux dans cette situation spécifique. 9.

Elle imaginait les autorités anonymes en train de consulter ses lunettes en ce moment. Elle tremblait de honte à l’idée qu’ils y trouvent assez facilement les objets de ses recherches vocales. Température moyenne sur Mars. Femmes et science-fiction. Asphyxiation. Mort subite. Liste complète des candidats de l’expédition vers Mars.

En chemin, elle avait particulièrement regretté ses dernières recherches quand elle aperçut plusieurs camions de Lockheed Martin arriver sur le site, sans cérémonie. Leur présence semblait confirmer que la mission, peu crédible pour les chercheurs du MIT, se concrétisait de plus en plus.

Dans le but d’amoindrir les risques de victimes potentielles lors du voyage, on filtrait les candidats potentiels de ce voyage spatial qui était, également, une émission de télé-réalité. Les vieux avaient été remerciés rapidement, certaines femmes enceintes, quelques obèses, quelques asmathiques. On percevait la dépendance, à quoique ce soit, comme un risque potentiel pour la mission.

« Effectivement, vous êtes plus d’une dizaine à les utiliser sur une base plus régulière », expliquait-il. « Et selon les résultats préliminaires, tous les candidats testés relèvent de niveaux impressionnants de dépendances aux lunettes. Évidemment, on ne veut pas vous en priver, c’est votre droit d’en porter. »

Elle ferma les yeux. Non seulement pour absorber la mauvaise nouvelle qui s’en venait, mais également pour taire le mal de tête qui l’assaillait depuis une à peu près une semaine. Quand les rumeurs de coupures et de renvois se concrétisaient davantage, quand les rumeurs concernant l’inspection des lunettes Google de certains utilisateurs se faisaient de plus en plus probables, Nathalie avait commencé à fixer attentivement à peu près tous les détails visuels qui se présentaient devant elle. Face à une possible inspection du data, elle ne voulait pas qu’on perçoive les objets ou les gens qui attiraient le plus souvent son regard. Les portes de sortie. Les extincteurs. Les gicleurs. Les ventilateurs. Elle commençait donc à regarder partout, en scannant également une pièce à chaque fois qu’elle y entrait. Elle pourrait mélanger des potentiels inspecteurs, dans ce cas-ci. Les empêcher de voir où ses yeux se dirigent quand elle marche, ou quand elle consulte un article ou une vidéo.

Le résultat principal fut ce mal de tête accablant, et pendant un instant, les cheveux encore mouillés, elle se demandait si une larme sur ses yeux se distinguait trop facilement des gouttes de pluie qui mouillaient encore ses joues.

Après un silence, Nathalie se manifesta.

« Qu’êtes-vous en train de dire, monsieur Kronstrom? »

« C’est assez simple, je crains. Les lunettes, ou Mars. »