Bilan du web 2014: Une nouvelle histoire se raconte
Des clics et des claques

Bilan du web 2014: Une nouvelle histoire se raconte

En 2014, le récit de l’humanité aura finalement inclu la voix d’une narratrice. 

Avant de commencer, un remerciement et un avertissement. Merci aux lecteurs qui m’ont accompagné dans cette année folle de chroniques et de billets de blogue. Être lu, c’est une conjuguaison du verbe à laquelle je ne m’attends jamais, et j’en suis toujours attendri et reconnaissant. Donc merci pour ça. Et pour l’avertissement, cher lecteur, c’est pour te dire: prépare-toi un petit café, allume une cigarette, mets la liste de lecture « Reading » sur Songza, parce qu’on va faire un petit tour d’horizon d’une année assez chargée.

2014 aura été, pour le web, une année de normalisation, d’obsolescence et de révolution.

Normalisation

Plus que toute autre année, 2014 est peut-être celle qui a placé le web au cœur de l’entreprise humaine, en dehors de toute forme de marginalité. Comme les films de superhéros sont devenus la norme hollywoodienne plutôt que l’exception qui plaisait à un public restreint d’amateurs du genre, la toile a rallié l’ensemble de la planète virtuelle: tout le monde a Facebook, ou presque, et tout le monde a un téléphone intelligent, ou presque.

Les médias n’hésitent plus à embarquer dans le système de la grosse bête insatiable, plutôt ils se bousculent et se généralisent pour accéder au pain quotidien de la viralité, la décision éditoriale basée désormais uniquement sur le potentiel viral ou son succès populaire déjà entamé.

Certains contenus qui auraient soulevé l’intérêt un peu tiède d’internautes aguerris font face à une réception publique beaucoup moins critique, propulsés par des médias moutons: dès qu’un média relativement puissant diffuse une vidéo potentiellement virale ou une photo coquine sur sa page Facebook, l’éco-système médiatique mondial au complet le suit, ne voulant pas rater les clics rentables du jour. La durée de vie de ces nouveaux viraux est bien plus brève, leur impact parfois minime et rapidement oublié, mais chaque jour ces petits buzz permettent la survie de milliers de pages professionnelles et amateures, réléguant au second plan encore davantage le contenu local, original ou critique.

En 2014, Netflix a pointé la télévision du doigt en lui donnant une date d’expiration officielle. Amazon a affronté les maisons d’éditions. Facebook a continué sa domination incroyable, en développant davantage sa technique de messagerie, en achetant les Oculus Rift, en étant la plateforme de prédilection pour le partage de nouvelles et d’actualités. Présent au Canada depuis près d’une décennie, le réseau de Marc Zuckerberg a vu ses utilisateurs grandir, a assisté à distance à des naissances, des graduations, des projets d’entreprise, des décès et des ruptures. Le tout, évidemment, documenté et transmis sans discrimination à la NSA.

L’utopie exclusive d’un web libre et révolutionnaire a été remplacée rapidement par une faim prédatoriale de forces externes issues de gouvernements voyeurs, de publicitaires avides de parler directement à votre cœur, et de cyber-criminels de plus en plus capables d’exploiter des failles de sécurité sur les services les plus utilisés ou dans les centres les plus achalandés. Les militants pour un web ouvert adepte du Peer 2 Peer se font arrêter. Les mettra-t-on en prison ou dans des musées, qui sait: ce web-là appartient désormais aux grandes puissances.

Obsolescence programmée

2014, c’était aussi l’année où l’humain a pris de plus en plus conscience de sa propre obsolescence planifiée. La robotique est telle que la plupart de nos emplois pourront bientôt disparaître. Et pas seulement les jobs de bras dans des entrepôts, mais bien des métiers dans des domains légaux, médicaux, policiers, artistiques… les robots sont ici. Ils sont là pour rester. Ils sont capables d’apprendre. Ils sont hyperspécialisés et ils ne se fatiguent jamais.

Ils sont aussi connectés. Désormais, à peu près tous les appareils avec une connexion Internet servent d’outils de mesure ou de surveillance pour des tiers partis: si vous courez, on sait tout sur votre rythme cardiaque et sur vos déplacements. Les moteurs de recherche connaissent vos habitudes. Les réseaux sociaux vous nourrissent aujourd’hui en fonction de ce que vous avez mangé hier. Les Google Glasses vous nourissent en temps réel de toute l’information virtuelle dont vous avez besoin. Des voitures automatisées peuvent vous mener à votre destination, sans conduite. Des appareils ménagers vous servent et vous aident en fonction de vos besoins de plus en plus déductibles et reproductibles puisque nous sommes des êtres d’habitude et de confort.

Un tableau bien sombre se dresse sur une humanité connectée, surveillée, insouciante virtuellement. Un tableau presque complètement noirci par l’arrivée massive de corporations et du public général sur une plateforme éternellement grossissante.

Et il y a eu les femmes.

Révolution

2014 a été l’année du féminisme virtuel, de l’impact réel et puissant de l’indignation justifiée de millions de femmes dans le monde entier qui, soudainement connectées à l’aide de claviers, de téléphones intelligents, de hashtags et de caméras vidéo, ont fait valoir le point d’une domination masculine que nombre d’hommes n’ont jamais vraiment imaginé et que nombre de femmes ne pouvaient plus tolérer.

Malala Yousafzai remporte le prix Nobel de la paixEmma Watson livre un discours poignant aux Nations Unies, indiquant que les hommes profiteront également de la fin des rôles genrés. Une femme se promène seule à New York pendant dix heures et subit des centaines d’appels sexués et de harcèlements. Sarah Silverman s’attaque aux questions liées à l’avortement à l’équité salariale. Une campagne de Victoria’s Secret inspire une pétition dénonçant la culture du corps «parfait». La vlogueuse Anita Sarkeesian reçoit des menaces de mort avant une conférence dans une Université américaine, dans le cadre plus large du #Gamergate. The Fappening et The Snappening prouvent que certaines entités malveillantes considèrent le corps des femmes dans leurs sphères privées comme des biens échangeables.

Au Québec, la Charte mobilise et brouille les cartes quand il est question de féminisme. L’auteure Mélodie Nelson attire l’attention des médias et nous impose une réflexion quant au corps de la femme dans des lieux publics. Le FIA sème la controverse à cause d’une faible représentation féminine lors de l’événement almatois. Je suis indestructible s’impose médiatiquement.

#Likeagirl. #YesAllWomen. #Iamperfect. #Bringbackourgirls. #Takedownjulienblanc. #Gamergate. Et évidemment: #Ghomeshigate et sa conséquence directe: #beenrapedneverreported.

Le dévoilement tardif des habitudes violentes de l’animateur vedette de Q, Jian Ghomeshi, auront servi de moteur de propulsion pour le dévoilement d’une violence généralisée imposée à des millions de femmes, à travers le monde, qui se sont rassemblées autour de #beenrapedneverreported ou bien, pour son penchant francophone, #agressionnondénoncée.

Un réseau initialement macabre d’agressions esseulées se transforme en toile solidaire qui annonce peut-être la fin du silence et la fin d’une tolérance institutionnelle à la domination masculine. Il devient soudainement difficile de juger les coutumes des autres quand l’étendue d’une culture sexiste et machiste est dévoilée au grand jour, sous le consensus quasi-unanime d’internautes révélant une histoire d’agression ou témoignant du soutien pour ces femmes.

Comme tout mouvement populaire et massif, on peut noter des dérapes. De façon plutôt ironique, certains groupes féministes ont préféré juger un homme sur la nature visuelle de sa chemise plutôt que sur sa participation historique à un accomplissement technologique majeur. Plus localement, certains militants ont fait fi du processus législatif pour accuser, sans preuve, sans procès, des professeurs à l’UQAM d’agressions sexuelles. Comme pour tout mouvement, donc, des opportunistes s’approprient une cause non pas pour la défendre, mais pour l’utiliser comme bouclier face aux objections inévitables de leurs gestes douteux.

Tandis que les illusions d’un web libre et démocratique s’écroulent au profit de corporations avares et de gouvernements malveillants, tandis que l’être humain devient de plus en plus inutile, les femmes, plus que jamais, ont pris le clavier, adoptant l’adage que la plume est plus puissante que le glaive. Elles se sont connectées, et ont raconté, collectivement, une nouvelle histoire, en temps réel. Et peut-être qu’elles ont changé le monde.

Il était temps.