Desjardins

Natural Born Bougon

Le 6 mars 1995, Ben Darras et Sarah Edmonston quittent leur Oklahoma natal pour prendre la route vers l'est. Arrivés au Mississippi, les deux amants croisent un homme d'affaires qu'ils ne connaissent ni d'Ève ni d'Adam, puis, sans raison apparente, lui explosent le crâne avec deux projectiles de calibre .38.

Non contents de ce premier "exploit", les tourtereaux de la mort reprennent la route et, parvenus en Louisiane, font à nouveau feu, atteignant cette fois la caissière d'un dépanneur. La victime, Patsy Byers, survivra, mais restera paralysée.

Les adolescents-tueurs, finalement arrêtés après ce second acte d'une violence inexplicable, révéleront aux enquêteurs qu'ils avaient visionné le Natural Born Killers du réalisateur Oliver Stone en s'imbibant de LSD avant d'entreprendre leur road trip meurtrier.

La réaction épidermique de la presse était à prévoir: elle cloue Stone au pilori, l'accusant d'être responsable de ces attentats. Une cabale alimentée par au moins six autres meurtres qui seraient liés au film de près ou de loin. Dont celui d'un adolescent au Texas, décapité par un des ses collègues de classe qui aurait ensuite affirmé qu'il "voulait devenir célèbre comme Mickey et Malory", les deux protagonistes de ce même film qui est pourtant une satire grotesque où des tueurs en série deviennent les idoles d'une Amérique profondément malade, trop avide de sexe et de violence.

Suivra donc un procès contre Stone et les studios de la Time Warner, intenté par la victime Byers qui leur reproche elle aussi d'avoir fourni à ses agresseurs un manuel d'instructions pour le meurtre de masse. Selon l'accusation, Stone devrait partager une part de responsabilité avec les tueurs.

En vertu des lois sur la liberté d'expression, la cause sera déboutée en 2001, puis l'appel rejeté l'année suivante.

Ce qui nous amène, environ deux ans après ce dernier jugement, soit il y a un peu plus d'une semaine, à la veille de la présentation du premier épisode de la télésérie Les Bougon à la SRC.

Méchant stretch, vous dites? Pas tant que ça.

Car il n'a pas fallu deux minutes et la moitié d'une entrevue avec l'auteur François Avard pour qu'un journaliste lui demande: "Vous ne croyez pas que votre série pourrait fournir des trucs à d'éventuels fraudeurs?"

Et vlan! La fiction se retrouve encore au banc des accusés. Comme pour le film de Stone, comme pour l'Orange mécanique de Kubrick ou pour le roman American Psycho de Brett Easton Ellis.

Les fantastiques crosseurs d'Avard n'avaient pas encore atterri derrière l'écran qu'on leur prêtait déjà tous les maux, imaginant le Québec en entier qui baiserait le système plutôt que de s'y conformer sagement.

Le contexte est certes moins morbide que celui de Natural Born Killers, les Bougon n'ayant pas de sang sur les mains, mais le symptôme demeure le même: celui d'une société malade d'hypocrisie où des médias peuvent, sans même ciller, montrer des cadavres éventrés qui pissent le sang, étaler des drames conjugaux, faire l'apologie de télé-réalités hypersexuées, et ce, tout en dénonçant l'effet supposément néfaste d'une œuvre de fiction.

C'est à se demander jusqu'où peut aller cette schizophrénie. Et jusqu'à quel degré de rectitude politique les auteurs de fiction devront se plier pour enfin plaire aux bien-pensants qui dominent le discours médiatique.

Ou peut-être devrait-on intimer ces auteurs de créer des personnages ordinaires et sans saveur, du genre qui rentrent chez eux, ouvrent une canne de soupe Habitant pour la mettre à chauffer avant de faire les devoirs avec les petits. Puis on pourrait les voir, affalés devant la télé, comme hypnotisés par La Poule aux œufs d'or, rêvant du gros lot et de ce qu'ils en feraient. Ce serait bon, hein?

"En se censurant de la sorte, disait Oliver Stone, il devient impossible de réaliser de grandes œuvres. Il ne faut pas prendre le public pour des imbéciles, ce sont eux qui sont responsables de leurs actions. Et puis ceux qui ont commis ces crimes avaient de graves problèmes, ce n'est pas mon film qui a fait d'eux des tueurs."

Pas plus que Les Bougon ne risque de déclencher une vague de fraudes, de vols et d'arnaques, d'ailleurs.

Mais une chose est sûre: si on nous proposait le genre de platitude décrite plus haut, il est peu probable que les auteurs auraient à essuyer le même genre de commentaires alarmistes, traduisant la peur que l'ennui du quotidien qui y est représenté ne conduise au suicide collectif, par exemple.

Et pourtant, dans ce cas-là, les moralistes de service seraient probablement plus près de la vérité.