Desjardins

La ville qui n’aime pas vraiment les vélos

"Tu fais là, gros con?!?"

Au coin du chemin Sainte-Foy et de Turnbull, le conducteur d'une minivan tourne à droite sans avoir signalé son intention, sans regarder dans ses miroirs, donc sans avoir vu le cycliste qui déboule à sa droite et qui doit enfoncer les freins pour ne pas s'encastrer dans sa carlingue.

Notez qu'à vélo, en direction est, le faux plat et la gravité font le gros du travail, et on arrive à cette intersection avec de l'élan. Pas mal d'élan.

Je suis à peine quelques mètres derrière quand j'entends et vois le cycliste hurler contre le type en voiture qui ignore totalement – ou feint d'ignorer – ce qui vient de se produire. Je freine, m'arrête derrière celui qui vient de sauver sa propre vie, ou enfin, sans doute quelques-unes de ses côtes et peut-être une jambe, et je lui adresse un regard entendu qui veut dire quelque chose du genre: je sais, mon gars, je connais, ça m'arrive une fois par semaine moi aussi.

Pourquoi si souvent?

Parce que Québec déteste les vélos. Bon, pas juste Québec, c'est vrai. L'Amérique en général maudit les cyclistes qui s'aventurent ailleurs que sur les pistes cyclables. Au Colorado, on vient de voter une loi pour punir plus sévèrement les actes criminels envers les cyclistes, comme leur lancer des trucs. À Montréal, les automobilistes rêvent presque tous d'en écrapoutir quelques-uns. Surtout les courriers et ces étourdis sous-alimentés en jeans skinny au volant de bécanes sans freins. À Toronto, j'ai vu un chauffeur de taxi poursuivre un vélo avec l'évidente intention de lui foncer dedans si possible. À New York, disons-le, c'est la guerre, et même à San Francisco, où l'on se fend en quatre pour permettre aux piétons de traverser la rue à force d'onctueuses courtoisies, les cyclistes, eux, sont des cibles mouvantes.

Pourquoi tant de haine?

Je soupçonne les automobilistes de secrètement envier les cyclistes. C'est mon cas lorsque, piégé dans les bouchons, j'en vois me doubler, des mèches de cheveux sortant des trous de ventilation du casque, se faufilant entre les voitures comme des vers dans un réseau de tunnels mouvants.

Les automobilistes qui ne roulent pas ou ne roulent que sur les pistes cyclables ne connaissent rien de ce bonheur de quitter le bureau, d'enfourcher sa monture et de filer vers la maison, les cheveux au vent, en prenant le temps de regarder le monde vivre un peu.

Ils ne peuvent pas comprendre que dans ces cas-là, le travail se termine dès le moment où on passe la porte du bureau, et pas seulement quand on descend de voiture.

Mais ils devinent les emmerdes dans la pluie, quand on revient le cul tout mouillé, ou dans le froid qui mord, ou pour les plus aventureux, dans la neige et sur la glace qui font de la route l'hiver un long piège entre les points A et B.

Et alors ils se moquent. Ah les cons qui se gèlent, se détrempent et risquent la pneumonie pendant que je suis confortablement assis dans mon auto, bercé par le chapelet des faux départs du trafic.

J'exagère, peut-être? Les gens ne méprisent pas tant que ça les cyclistes?

Suffit de tomber sur une ligne ouverte à propos des cyclistes en ville pour s'en persuader: il arrive que Québec déteste passionnément les vélos. Certains de ceux qui appellent se confessent presque de leur fantasme d'en voir un fendre son casque sous leurs pneus. En fait, en les écoutant, on devine que c'est bien plus le Code criminel que leur conscience qui leur interdit de se satisfaire.

Et suffit de rouler un peu en ville pour s'en convaincre.

À la Ville, justement, mais plus précisément chez Régis, qu'en pense-t-on? C'est comme pour les gens des lignes ouvertes, la hargne en moins. En fait, on s'y fiche pas mal des vélos, malgré ce qu'on prétend.

À moins qu'il s'agisse de vélo récréatif.

Là, pour les mononcles et les matantes poutpoutpout-le-ti-panier sur la piste cyclable au milieu des familles, des poussettes, des patins à roues alignées et des marcheurs: pas de problème. On pense même leur faire un ascenseur à vélo près de la promenade Samuel-De Champlain.

Pendant ce temps, de l'autre bord de la haute-ville, l'ascenseur du Faubourg est désormais interdit aux vélos, tandis que grimper la côte d'Abraham en pleins travaux relève de la bravoure, sinon de la témérité. Restent les escaliers autour, ce qui peut toujours aller si on se trimbale sur un vélo en carbone ou en titane – donc très léger. Ou alors, on peut toujours s'aventurer à se hisser jusqu'en haut de la côte De Salaberry: c'est un peu l'Alpe d'Huez du cycliste de ville. Un col hors catégorie.

Quant aux pistes cyclables pour les déplacements urbains? Elles sont inexistantes, sinon carrément dangereuses.

Il y a bien celle qu'on projette de construire sur René-Lévesque, mais entre les marchands de Montcalm qui tentent de préserver leurs précieux espaces de stationnement et le RTC qui considère certains secteurs du boulevard comme un véritable champ de bataille, on est bien loin de la première pelletée de terre.

Et pourtant, va bien falloir agir, ou au moins s'habituer.

Les boutiques de vélos sont parmi les entreprises qui souffrent le moins du ralentissement économique. Certaines connaissent même une importante hausse de leur chiffre d'affaires, tandis qu'en amont, leurs fournisseurs se frottent les mains.

Dans la rue, on le voit aussi, la flotte s'agrandit. Ils sont de plus en plus nombreux à laisser l'auto à la maison pour prendre le vélo.

Ceci est donc un plaidoyer non pas en faveur du vélo, mais des cyclistes. Ce n'est pas non plus une dénonciation des voitures, mais de ceux qui les conduisent et qui gardent jalousement le bitume, comme s'il leur appartenait.

Ou si vous préférez: en auto, au volant de vos deux tonnes de ferraille entre deux feux de circulation, à l'abri des intempéries, vous n'avez rien à craindre des cyclistes. Tandis qu'eux, ils roulent sur la même route vérolée que vous, subissent la même météo, et cela, juchés sur un cadre monté sur deux roues. Ils ne vous feront jamais mal, mais vous, vous pouvez les tuer.

Vous saisissez la subtilité?

Et puis comme un cycliste de plus sur la route, c'est encore une auto de moins sur votre chemin, ce n'est pas votre mépris qu'il mérite, mais des remerciements.

Mais bon, un peu d'humanité et de courtoisie feront parfaitement l'affaire. Si ce n'est pas trop demander.