Un prix de consolation
Desjardins

Un prix de consolation

La vie est ainsi faite. Plus jeune, tu ne penses jamais à la mort, puis un jour, tu y penses tout le temps.

Comme pour le cul, mais ça vient plus tard. (S'cusez-la.)

Enfin, ado, tu y penses déjà, mais ça relève surtout de l'abstraction. C'est la mort romantique, c'est la vie, mais au bord du gouffre, avec une intensité inversement proportionnelle à la platitude que te renvoie l'image de tes parents qui bossent comme des cons, s'engueulent ou s'emmerdent, font les courses, regardent la télé et ronflent. Mais malgré son attrait débile tiré de passages pathétiques des Souffrances du jeune Werther, tu ne saisis jamais vraiment bien, à cet âge, le néant qu'est la mort, à moins de la côtoyer de très près.

Après, par contre, elle est comme ton ombre. La plupart du temps, tu ne la vois pas, sauf qu'elle est toujours là, à te suivre. Suffit que le regard dérive, et tu vois cette chose noire qui s'allonge à tes pieds. Fuck. L'angoisse.

Et pourquoi parle-t-on de la mort au juste?

Justement parce que j'y pense tout le temps. Enfin, très souvent. Et parce que je sais que vous aussi. D'ailleurs, je vous soupçonne de vous endetter comme des fous non pas seulement parce qu'acheter tout ce qui vous passe sous les yeux trompe l'ennui, mais parce que vous soucier de vos finances en souffrance vous évite de penser à la mort.

Remarquez, chez moi, ce n'est pas une obsession ni tout à fait une sorte de leitmotiv primaire du genre: t'as rien qu'une vie à vivre, lâche pas mon Gérard.

C'est plus une sorte de rappel, de remise à l'ordre. Une manière de me rappeler que si on ne sait pas grand-chose de la mort, on n'en sait guère plus sur la vie, ce qui est d'autant plus navrant que de la vie, au moins, on a une certaine expérience, et du monde pour la raconter. Alors que la mort…

Faut donc ouvrir les yeux, essayer de saisir, de comprendre, ne pas seulement foncer tête baissée comme un taureau furieux dans l'arène. Penser à la mort, c'est un rappel pour se souvenir de réfléchir un peu à la vie.

Tenez, hier, j'étais à Montréal. J'avais fini de travailler, j'étais avec ma blonde, on mangeait un truc et on chillait dans un café sur Laurier avant de prendre la route. On a parlé un moment, puis on a sorti nos bouquins, mais au bout de cinq minutes, je n'avais plus envie de lire. Je me suis mis à regarder autour.

À la table derrière, il y avait trois filles. Une jolie, une moyenne, une moche. Elles viennent souvent comme ça, les filles. En groupe de jolie-moyenne-moche ou, quand elles sont plus chanceuses, jolie-moyenne-moyenne. Généralement, les deux moyennes se détestent parce que c'est entre elles que se fait la véritable compétition.

Trois filles, donc. Elles sont assises là, je les observe un peu, et je suis fasciné par leur dynamique, par leur manière d'être qui est si commune, si toujours pareille ou presque dans ce type de situation. Il y a le charme languide de la plus jolie qui sait qu'elle est la plus jolie, qui croise lentement les jambes et fait cligner ses grands yeux, puis mesure l'effet qu'elle produit tout en évitant de regarder directement les garçons autour. Je compare ses gestes amples, presque grandioses, à ceux plus nerveux des deux autres, et surtout au naturel forcé de la moins jolie des trois. Mais, au moment de se lever, l'assurance s'évanouit quand son corps se met à parler. Elle semble gênée d'être soudainement prisonnière du regard des autres. Elle sait la comparaison que nous sommes tous en train de faire. Elle perçoit les regards qui glissent sur ses formes injustes pour dévier vers les collants mauves de son amie, évidemment habillée avec soin et calcul. Elle voudrait avoir l'air sûre d'elle, mais ne l'est pas, et son malaise se densifie dans l'air autour, il se sent, se respire.

C'est là que j'ai pensé à la mort. Mais pas tout de suite tout de suite.

Je me suis d'abord souvenu d'un truc. Ça remonte à plusieurs années, au début de mon adolescence, et ça commence dans l'auto de mon père. Tous les jours, torture obligatoire, il me force à écouter la défunte Chaîne culturelle de Radio-Canada. Si sa musique m'ennuie souverainement, nous sommes également ravis dès que l'animatrice du matin prend l'antenne. Elle possède une voix carrément porno dont elle abuse d'ailleurs un peu. Elle dit Rachmaninov, et j'entends "prends-moi maintenant".

Un jour, mon père, cet homme qui était rarement inhibé, sauf peut-être pour discuter de trucs relatifs au cul, se borne à me dire: quelle voix, hein? Et moi de répondre: une voix de cochonne, oui, ce qui le fait hurler de rire.

La joke persiste pendant quelques années, puis un jour, nous la voyons à la télé, dans une pub pour le poste de radio en question.

Nous nous regardons tous les deux, la même grimace de déception doit se lire dans nos visages. C'est elle? Ça se peut pas. Ben oui, c'est elle. Elle est donc ben moche!

Après, on a cessé de frétiller comme des cons en l'entendant dans l'auto. La suggestion n'était plus là, la magie n'opérait plus.

– Quelle voix, pareil, soutenait toujours mon père. Mais nous savions tous les deux que ce n'était plus là qu'un prix de consolation.

Voilà, je me suis souvenu de cette histoire, et je me suis demandé: comment on se sent quand on n'existe pas dans le regard des autres, quand on est un corps transparent? C'est comment être laid dans une société Occupation double? C'est comment de se sentir comme un zombie avec ses amies dans un café rempli de garçons de son âge?

Je me suis demandé à quel point on souffre quand on est vivant, mais qu'on se sent à moitié mort. Et qui nous console quand notre vie ressemble à un prix de consolation?