Tout n'est pas bien qui ne finit pas bien
Desjardins

Tout n’est pas bien qui ne finit pas bien

C'est l'histoire de gens qui pensent sincèrement bien faire. Des élus et des fonctionnaires municipaux pétris par la certitude qu'ils agissent au nom du bon goût, et surtout, de leurs concitoyens.

Résumons grossièrement si vous n'avez pas suivi la saga dans les médias: ça débute avec la Ville qui, souhaitant orner le parc Louis-Latulippe d'une sculpture, organise un concours d'art public. Mais malgré les prétentions de l'administration Labeaume concernant la chose, c'est un peu n'importe quoi lorsqu'il est question de faire des concours du genre. Les règles sont floues, élastiques. Et surtout mal adaptées au monde de l'art, qui n'est pas affaire d'appels d'offres comme à la voirie.

On demande tout de même à des spécialistes de former un jury dont les membres choisissent unanimement, parmi les projets soumis, une ouvre de Jean-Robert Drouillard, sculpture qui ressemble à un citoyen anonyme portant une sorte de casque de lapin. Comme le mal est généralement dans l'oil de celui qui regarde, que le parc est dans le secteur populaire de Vanier, on décide qu'un certain mépris pour la classe ouvrière des alentours transpire de ce personnage vêtu d'un jean et d'une camisole.

La Ville refuse donc l'ouvre. Pas de scandale ici, c'est son droit le plus strict.

On organise alors un second concours, pour le même parc, et c'est là que ça merde considérablement.

Le second jury choisit à nouveau (à 4 contre 1) une ouvre de Drouillard. Pas la même, mais un drôle d'enfant-renard issu d'une sorte de version revisitée du conte de Lafontaine (s'y joint un corbeau perché dans un poteau). C'est dans la veine créative de l'artiste, comme l'homme-lapin. Comme, aussi, cette femme portant une peau de loup sur laquelle il travaille en ce moment dans son atelier.

À partir de l'instant où ce jury choisit l'ouvre de Drouillard, les choses prennent une tournure étrange, parfois même loufoque, qui trahit cruellement l'inexpérience des élus en matière d'art public.

Mais aussi en matière de damage control dans le milieu relativement hostile des arts visuels, où l'on se contrecrisse des ententes de confidentialité et de se faire des ennemis s'il est question de défendre un principe.

Le scandale arrive par le téléphone, donc, alors que deux mois après la décision du jury, l'artiste gagnant du concours reçoit un appel qui lui annonce… qu'il a perdu. À l'autre bout du fil, la responsable (qui a refusé de répondre à mes questions) prétend que le concours a couronné François Mathieu. Sauf que c'est faux, et Drouillard le sait: quelqu'un dans le jury a parlé un peu trop vite et lui a déjà révélé qu'il l'avait remporté.

Et dans ce jury, il y a Jean-Pierre Bourgault, artiste et grande gueule notoire dont on essaie de négocier le silence, ce qu'il refuse en hurlant qu'on ne l'y reprendra plus, qu'il ne fera plus jamais partie d'un jury si c'est pour servir de rabatteur afin que les élus choisissent ensuite une ouvre comme on fait son épicerie au Costco.

Plus ça va, et plus les mauvaises décisions s'accumulent. Mensonges, tentative de faire taire le jury après le détournement du concours par le comité exécutif, qui prétend que la sculpture de Mathieu, une cloche qui évoque le patrimoine religieux de la chapelle tout à côté, sied mieux au lieu… Et finalement, devant la menace, on tente d'étouffer l'affaire en achetant les trois ouvres en lice. Total de la facture de l'entreprise de relations publiques (parce que c'est ce dont il s'agit, quoi qu'on en dise): environ 100 000 $, sans compter les frais de confection et d'installation.

Tout a l'air de presque bien finir pour tout le monde…

Mais lâchez un peu le conte de fées des rapporteurs complaisants, c'est loin d'être aussi simple.

Pour celui dont la sculpture doit se retrouver dans le parc, la situation est intenable. Dans le milieu, on le surveille, et les menaces de représailles sont à peine voilées quand on parle à certaines personnes. Drouillard, lui, en fait une question d'honneur, et laisse entendre qu'il se sentira sans doute trahi si les deux autres artistes acceptent l'offre de la Ville. On le comprend. Lui-même se voit bien mal plier et accepter ce fric, même s'il en a cruellement besoin.

C'est une histoire qui ne se termine bien pour personne. Ni pour vous et moi qui payons le bill. Ni pour la Ville et ses employés mêlés à l'affaire qui sont dans l'embarras. Ni pour les artistes en conflit avec leurs pairs, et leur conscience.

Julie Lemieux, conseillère responsable des dossiers culturels, me disait lundi que ce n'est pas le rôle des élus de se mêler d'art public. Que les choses se sont effectivement mal déroulées. C'est au moins ça de pris, la Ville veut apprendre de ses erreurs.

Mais j'entends les petits Sylvain Bouchard dans vos têtes qui disent: de kessé, pourquoi mon conseiller, qui me représente, qui défend mes intérêts à moi, pourquoi ne pourrait-il pas décider de la manière dont la Ville dépense mon argent?

Parce qu'en très grande majorité, vos conseillers municipaux sont des tatas en matière d'art.

C'est pas leur faute, remarquez. Dans la grande marche de l'Histoire, l'art a toujours quelques pas d'avance sur le reste du monde (y compris les critiques et les journalistes, by the way), qui vomit la nouveauté. Mais la subversion d'aujourd'hui, c'est la norme de demain, et en art public, c'est la carte postale de la semaine prochaine.

Ben oui, madame Chose, ces beaux tournesols flous dans votre salle de bain furent d'abord considérés comme une hérésie. Pareil pour l'art urbain le plus éclatant, généralement jugé douloureux pour l'oil avant que la génération suivante n'en fasse une attraction touristique.

Si c'est une affaire d'élite? Peut-être. Cette élite est-elle parfois complaisante, lui arrive-t-il de se tromper? Bien sûr.

Cela se produit quand on travaille avec un matériau aussi insaisissable que le futur.

Mais c'est surtout une affaire d'intelligence populaire, intelligence qui se mesure au nombre de choses qu'on accepte de ne pas comprendre en se disant que demain, l'histoire en est témoin, notre confiance sera récompensée par la fierté collective.