Alice et le beurre de pinottes
Desjardins

Alice et le beurre de pinottes

Le soleil du matin chauffe les pierres du parvis de l'église Saint-Roch ainsi que les esprits de cette bande d'enfants de quatrième année qui, avec leurs professeurs, sont tous arrivés avant moi.

Il y a Arnaud, Samuel, Dany, David, Alexandre, Alexia, Anne-Frédéric, Audrey et Charles. Et aussi Dominique, et Tommy, et Victor, puis tous les autres que j'oublie. Ils fréquentent l'école Saint-Roch, et ce matin, ils s'en viennent au théâtre. Pas n'importe lequel: un théâtre de l'étrange imaginé par Claudie Gagnon. Un piège à enfants nommé Amour, Délices et Ogres.

– C'est vous, le journaliste? On peut avoir votre autographe?, piaillent les marmots tandis qu'on monte les marches de l'église.

Adorables p'tits crisses, ils me prennent sans doute pour Richard Latendresse. Je refuse de signer quoi que ce soit, sont un peu déçus d'avoir affaire à un vieux grincheux de 35 ans qui avait pourtant l'air cool avec son t-shirt avec un vélo dessus.

Nous traversons l'allée, et devant nous, dans le transept, trône un immense gâteau, serti de cerises monstrueuses. Faudra entrer dedans, traverser une enfilade de minuscules chambres de merveilles salées et sucrées pour enfin atteindre, au centre, un cabaret où nous attendent une série de tableaux vivants et muets, mis en sons par une mouche (Mathieu Doyon) perchée au-dessus de nos têtes.

Et au début, c'est long, très long avant qu'il se produise quelque chose. La comédienne Annick Fontaine, vêtue d'une robe qui a l'air d'un shortcake aux fraises, nous regarde, sans rien dire, les yeux grands comme ça. Les enfants sont sages, mais on devine leur inquiétude.

Au début, avais-tu peur que ce soit plate?, demanderai-je plus tard à Alexia.

Oh oui, dira-t-elle, mais ça l'était pas. C'était bon.

Pendant quelques minutes, j'assiste à la déprogrammation des enfants. En quelques regards et beaucoup de silences, on les déplogue d'un divertissement où la stimulation permanente évacue le désir, l'attente. Les voilà qui plongent dans un monde étrange, fait de sensations ambiguës, de questions sans réponse, d'impressions, d'émotions qui ne sont jamais dites, seulement suggérées.

Leurs habitudes culturelles, aux enfants? Normales de chez Normal. Par exemple, leurs films favoris sont Rapides et Dangereux, Avatar, Harry Potter, genre, mais aussi Halloween et Lendemain de veille, dont je devine qu'ils me les nomment pour m'impressionner, tandis que j'ai plutôt envie d'appeler leurs parents pour leur montrer comment on programme le contrôle parental sur le terminal du câble.

Anyway, vous devinez qu'ils ont adoré le spectacle. Ils sont arrivés en gloussant: c'est même pas un vrai gâteau, y'a même pas de crémage, ils sont ressortis en disant: c'était les deux mêmes comédiens qui jouaient tout (l'autre, c'est Éric Leblanc), mais c'était pas grave, on oubliait que c'était eux, ils étaient vraiment bons. C'était trop hot, se répétaient-ils en sortant de l'église.

Le thème du spectacle, c'était la nourriture, ajoutera savamment Samuel. Eh bien, c'est aussi celui de cette chronique.

Nous sommes ce que nous mangeons, et nous sommes ce que nous regardons, lisons, écoutons. Nos goûts se développent, mais il faut s'y prendre quand les habitudes ne sont pas encore fixées, quand la beurrée de beurre de pinottes n'est pas la norme, mais une garagerie culinaire qu'on s'offre par paresse autant que par envie d'une chose simple et efficace.

Voilà des enfants qui avaient peur de s'ennuyer, qui sont habitués au fast-food culturel qui se digère vite et bien, mais qui ont été séduits par un menu différent, plus compliqué. Pas complètement abstrait ni totalement en dehors de la track, seulement sur un autre aiguillage que celui auquel on les a habitués.

Fallait voir leurs regards curieux, inquiets, attentifs: le spectacle dans le spectacle. Maintenant, comment faire pour que cette lumière dans leurs yeux et ce goût d'autre chose qu'ils ont développé ne s'éteigne pas? Je sais pas, bon.

ALICE – Une importante étude démontre qu'avoir ou non des livres à la maison est un facteur déterminant pour prédire le niveau de scolarité des enfants, qu'on soit riche ou pauvre, éduqué ou non, qu'on vive en Chine ou au fin fond du Dakota du Sud. Avoir des livres autour de soi, selon ces chercheurs, serait même plus déterminant que la profession du père, le PIB du pays et son système politique.

Sans doute parce que les livres sont des mystères. Une montagne de mots qui cache un monde, des histoires, un autre univers. Ils donnent envie d'aller voir plus loin. Et avant qu'on ne pervertisse cette curiosité avec notre obsession de l'utilitaire ("à quoi ça sert dans la vie, ça?"), le mystère fascine les enfants.

Ils sont comme Alice, prêts à se jeter au fond du terrier pour suivre le lapin. Pendant qu'on les imagine en médecins, en ingénieurs, en plombiers, eux ne veulent qu'une chose, passer de l'autre côté du miroir.

Et si on les y aidait un peu? Oui, on achète des bouquins. Mais on les pousse un peu aussi. Vas-y, va voir où va le lapin.

Ils deviendront des médecins, des ingénieurs et des plombiers quand même. Ne vous inquiétez pas, c'est ce que montre l'étude d'ailleurs. Mais si vous les aidez, peut-être aussi qu'ils s'intéresseront à autre chose qu'à leur boulot et au fric qu'il leur rapporte.

ADIEU – Cela fait plus longtemps que moi qu'il noircit les pages de Voir. Il est auteur, prof, poète, et fou de bouffe. Depuis 15 ans, donc, Alix Renaud signe la chronique restos de Voir Québec, filant sa prose enchanteresse pour nous décrire avec un souci aussi poétique que chirurgical l'onctuosité d'un risotto ou celle, moins agréable, d'un serveur.

Avec sa manière de raconter ses visites au restaurant en transmettant son exhaustive culture culinaire, Alix a contribué à créer un genre qu'on retrouve désormais un peu partout (en moins bon): sorte de technique narrative qui consiste à informer autant qu'à raconter, mais sans sombrer dans les excès d'humeur ou les détails trop accessoires. Une sorte de soufflé fragile où les données théoriques comme le savoir-faire sont nécessaires pour ne pas que tout s'affaisse.

Après 15 ans, donc, Alix quitte Voir. Lui et moi nous croiserons sans doute, je l'espère, comme j'espère aussi revoir celle qui l'accompagnait souvent au resto, sa belle et explosive Michèle, porteuse d'une flamme inextinguible, d'un enthousiasme aussi contagieux que son rire. Salut Alix, merci pour tout. Salut vous deux. Si Haïti vous ressemble ne serait-ce qu'un tout petit peu, c'est vrai que ce pays doit être merveilleux.