Desjardins

Manufacturer l’émotion

Je suis un extraterrestre. C'est pas moi qui le dis, c'est Stéphane Laporte. "Faut vraiment vivre sur une autre planète pour ne pas voir et reconnaître l'apport de cette grande émission de variétés à la musique québécoise", déclarait-il à propos de Star Académie, en réaction à la victoire de Marie-Mai et Maxime Landry au dernier Gala de l'ADISQ.

Et il a raison, Stéphane, nous ne vivons pas sur la même planète lui et moi.

Sur la sienne, si on file son raisonnement, Marie-Mai, Annie Villeneuve, Marie-Hélène Thibert et autres Maxime Landry sont autant d'incontournables de la musique de chez nous. De ceux et celles qui façonnent notre patrimoine chanté, aux côtés de Desjardins, Ferland et consorts. Fred Fortin et William Deslauriers, même combat? Ben kin, Chose.

Mais poursuivons notre visite.

Sur la planète de Stéphane et Julie (Snyder, of course), les choses sont belles et simples. Le public aime les chanteurs de l'émission, donc c'est bon. Toujours sur cet astre divinement naïf, le goût du public est indiscutable, et ceux qui le remettent en question ne sont que de vils élitistes. Des imbéciles de ma trempe, des critiques frustrés.

Le matraquage publicitaire, une émission de télé quotidienne, les unes de magazines à potins bien en vue aux caisses de toutes les épiceries, les bulletins de nouvelles, la chaîne de disquaires, l'ahurissant support médiatique de Canoë et du Journal de Québec comme celui de Montréal (y compris des pages couvertures mur à mur) n'ont évidemment rien à voir avec la popularité de ces artistes. Les critiques complaisantes de leurs "journalistes culturels" non plus.

Sur la planète de Stéphane, ça pogne parce que c'est bon. Sur cet astre pur, les gens ne sont pas écrasés, leurs goûts broyés puis pétris par la publicité et le marketing.

Non, les gens aiment ça parce que ça les touche, et si on en parle autant dans tous ces médias de l'Empire, c'est parce que les gens aiment ça.

J'ai bien compris? C'est comme la saucisse Hygrade, c'est ça?

Maxime Landry et Marie-Mai ont remporté une brassée de Félix dimanche. Tant mieux pour eux.

Certains étaient relativement justifiés (interprète féminine de l'année, bon, d'accord), d'autres pas (album rock de l'année, WTF?). Mais ce qu'il faut préciser, c'est qu'il n'y a aucun apport à la musique d'ici dans ce que font ces deux artistes. À moins que par musique, on entende la business de la musique, la manière de la vendre, de la mettre en marché.

Parce que sinon, je refuse de vivre sur la même planète que quelqu'un qui prétend sans ciller que cette musique est autre chose que beige. Pas mauvaise, pas dégueulasse, juste beige, sans éclat ni fêlure, ni beauté, ni inventivité, ni rien de ce qui rend la musique vivante et impure et qui nous soulève.

Ce sont de beaux produits, des chansons bien emballées, des boîtes scintillantes et lisses avec pas grand-chose dedans, sauf peut-être quelques bonnes intentions. Des disques qui sont à la musique ce que le glutamate monosodique est aux épices.

Tiens, je suis allé écouter l'album de Landry. Assez extraordinaire, il parvient à ennuyer en interprétant Le Répondeur, une des plus désespérantes chansons de Dédé Fortin. Pas qu'il chante mal, mais la technique comme le reste sont placés comme des bibelots, prêts à amasser la poussière pour des siècles et des siècles (amen) dans l'arrière-boutique de la chanson d'ici. Tout le monde l'aura oublié dans quelques années, pareil pour Marie-Mai et sa pop formatée qui tentent de vous faire croire qu'il suffit de plaquer trois accords de guitare et de relier l'ampli à une pédale de distorsion pour faire du rock.

Ce qu'a confirmé le gala de dimanche, où les prix remportés par ces deux artistes étaient surtout attribués par vote populaire, ce n'est pas l'excellence de la production musicale de Star Académie. Ce n'est pas non plus son apport à la culture d'ici. Ni sa réussite que plébiscitent déjà des millions de téléspectateurs et de consommateurs des produits Star Académie.

Ce qu'on a pu voir, dimanche, c'est la capacité d'une immense machine médiatique à séduire les foules, à manufacturer l'émotion, à vendre de la musique comme des ShamWow, à faire de la politique pour s'imposer dans un grand gala qui la boudait trop à son goût, puis à se péter les bretelles en étalant en première page lundi matin: La revanche de Star Académie.

S'il y a un apport à la musique d'ici dans toute cette histoire, il est dans la leçon de lucidité – ou de cynisme – que nous ont servie, à leur insu, ces gentils petits académiciens. Que les vrais artisans de la musique, ceux qui changent son visage mais qui mangent leurs bas, ceux qui décryptent nos âmes mais qui vendent leur char à perte pour payer le loyer, ceux qui s'habillent en guenilles et crient "Devil côlisse" quand ils gagnent un prix, ceux qui n'ont même pas les moyens de se payer une inscription et deux sièges au gala même s'ils ont écrit certaines des plus belles chansons du répertoire québécois… que tous ceux-là, s'ils ne le savaient déjà, se le tiennent pour dit. Le fric est un rouleau compresseur qui a raison de tout, y compris du goût. Et c'est pas fini, c'est rien qu'un début…