Desjardins

Sans sens

Vite. Tout va toujours plus vite. Notre désir de comprendre, comme le reste, s'en trouve assigné à l'immédiat, à la twitterisation, à la nécessité d'assouvir sans délai. Car nous ne pouvons plus souffrir d'attendre, jamais. Anyway, après-demain, nous aurons déjà oublié.

Nous voilà donc, journalistes et chroniqueurs, à devoir fabriquer du sens cinq minutes après les faits.

Parce que vous voulez saisir, être déchargés de vos angoisses. Mais pas ce soir. Tout de suite.

Un homme tente d'assassiner une politicienne et tue six personnes du même coup. Instantanément, la bête de l'information instantanée réclamant sa pitance, forçant les journalistes à presser vigoureusement la minuscule poignée de données dont ils disposent afin d'en extraire des coupables potentiels (Sarah Palin, Glenn Beck et consorts), des explications (le champ sémantique des discours de droite, la libre circulation des armes à feu, la drogue), n'importe quoi ou son contraire qui viendra répondre à la question que pose le monde entier chaque fois qu'un cinglé ouvre le feu sur des innocents: pourquoi?

Le problème, c'est que nous ne pourrons jamais vraiment comprendre.

Imaginez.

Un taxi prend un passager. Arrivé à destination, devant un supermarché, le chauffeur manque d'argent afin de rendre la monnaie pour le billet de 20 dollars du client.

Ensemble, ils marchent vers le Safeway où, espèrent-ils, un préposé voudra bien "casser" le billet vert pour eux. Le fond de l'air est frais, mais sec, l'atmosphère est calme, le client est courtois, le chauffeur ne perçoit rien d'anormal. Les caméras épient leur marche vers les portes de l'épicerie devant laquelle se tient un rassemblement politique. Le chauffeur rend la monnaie au client, le salue et part.

Au volant de son taxi, il apprendra à la radio, plus tard, qu'il a quitté le stationnement tout juste avant qu'un fou furieux y ouvre le feu à l'aide d'un pistolet automatique, tuant six personnes. Le soir, il apprend qu'il est recherché comme possible complice de la tuerie: à la télé, il se voit, marchant avec le tueur sur le bitume du parking vers l'entrée du Safeway.

Comment cela est-il possible? Ou plus clairement: comment ce type calme, poli, impavide a-t-il pu, quelques instants plus tard, massacrer des innocents, dont une jeune fille de neuf ans?

Comment un homme qui se préparait à tuer une politicienne a-t-il pu calmement réclamer son change, accompagnant le chauffeur jusqu'aux caisses du commerce avant de tirer dans le tas?

Vous ne le saurez jamais. Nous ne pourrons jamais fabriquer de sens avec une telle aberration. La véritable réponse se cache loin du tangible, de la politique, hors de portée de la raison. Elle se terre dans les profondeurs parfois insondables de l'âme humaine.

Et ils sont rares, ceux qui peuvent soutenir le regard d'une vérité aussi complètement tordue, d'une logique à ce point disloquée, d'une vision du monde gavée par une haine qui dépasse l'entendement parce qu'elle n'a pas prise dans le réel.

Si l'univers des gens considérés sains d'esprit est un endroit où règnent l'absurde et le chaos, celui des fous est pire: c'est un piège à cons.

S'y enfoncer pour essayer d'expliquer l'inexplicable, pour répondre à ce "pourquoi" qui nous taraude, c'est surtout prendre le risque de se réfugier dans une demi-vérité, de désigner un coupable qui fait notre affaire, et ainsi se rassurer tandis que le monde poursuit sa course folle, et nous avec.

SERVICES RENDUS – J'ai d'abord mal compris l'engouement qu'a suscité la chronique que j'ai récemment écrite à propos de l'angoisse d'être parent et de voir ses enfants emprunter les chemins tortueux de la vie sans qu'on ne puisse plus rien pour eux passé un certain point.

J'ai mal compris, parce que j'ai écrit cette chronique comme les autres, avec l'intention de toucher du bout des doigts à une vérité de l'existence, mais en l'effleurant seulement, de peur de m'y brûler ou de la salir, et vous, vous avez littéralement capoté et en avez fait une sorte de petit phénomène. Un buzz évidemment éphémère, c'est dans la nature même de ce que je fais, mais tout de même…

Comme c'est souvent le cas, c'est dans un livre (de Richard Ford, cette fois) que j'ai trouvé un début de réponse à ma question qui est: pourquoi cette chronique sur les enfants a autant fait parler, et brailler le monde?

Avec Carver et Updike, Ford a probablement écrit certains des meilleurs romans américains du dernier siècle au rayon du réalisme. J'avais adoré le premier volet de sa trilogie Frank Bascombe mais, soûlé par l'avalanche de détails, j'avais ensuite mis de côté Indépendance, considéré comme son chef-d'ouvre (qui lui a valu le Pulitzer), après seulement quelques pages. Puis je l'ai repris pendant les Fêtes.

Rarement ai-je lu une écriture aussi fine, capable de filer le flot de pensées d'un homme jusque dans ses plus intimes retranchements comme dans les insignifiances qui viennent ponctuer ses réflexions, parfois jusqu'à l'engourdissement.

À propos de son fils, Bascombe dit, comme ça, comme s'il parlait de la température au Michigan: "Le temps qu'on passe avec ses enfants est toujours foutument triste d'une certaine façon, la tristesse d'une vie qui fait son chemin, qui vous saute aux yeux, à chaque instant pour la dernière fois. Une dépossession. Un aperçu de ce qui aurait pu être. Cela peut être dévastateur."

En un paragraphe, il résume toute ma chronique, au moins la moitié de son propre roman, et aussi ce que vous avez ressenti et m'avez dit à ce propos.

Voilà pourquoi je lis: pour me sentir moins seul dans ce monde qui glisse trop souvent sur la surface des choses. Tant mieux si j'ai pu vous rendre le même service pendant quelques minutes.