Desjardins

Je suis un chroniqueur japonais

Je ne suis jamais allé au Japon.

Autrement, je n'ai jamais réellement discuté avec des Japonais, sinon les types de chez Shimano avec qui j'ai passé trois jours l'été dernier en Californie, dans un voyage de presse pour le dévoilement d'un nouveau groupe de pièces de vélo. Ils répondaient à tous les stéréotypes des hommes d'affaires nippons, avec leur style compassé et des manières exagérément cérémonieuses. Je dois avoir quatre copies de chacune de leurs cartes d'affaires dont ils avaient toujours une pile grosse comme ça sous la main. Le dernier soir, nous avions beaucoup bu, l'un d'entre eux m'en donnait une toutes les 10 minutes.

Mais avouons que voilà un bien petit échantillon pour un pays de 127 millions d'habitants.

Sinon? Je connais le même Japon que vous. Quelques cinéastes, les dessins animés, la bouffe, la techno, Godzilla, la guerre, les samouraïs et les ninjas, Shogun, des musiciens, des artistes, les montagnes, la mer, les haïkus, les tremblements de terre, le thé, les tsunamis…

Des mythes, des ambassadeurs, des symboles, quelques dates dans l'histoire. Ce n'est pas ainsi qu'on envisage réellement un pays, sinon en surface.

À quelques occasions, pourtant, j'ai eu l'impression d'avoir accès à une part de l'âme du Japon.

Des occasions qui se déclinent sous forme de titres. Les amants du spoutnik, La ballade de l'impossible, Kafka sur le rivage, Le passage de la nuit: ça, ce sont les romans. Puis il y a aussi les recueils de nouvelles, dont L'éléphant s'évapore, Chroniques de l'oiseau à ressort, Saules aveugles, femme endormie

Les livres de Haruki Murakami sont une fenêtre ouverte sur le Japon contemporain dans laquelle je pointe la tête avec enchantement.

J'ai découvert dans les récits de cet auteur au style simple, presque effacé, un pays si loin et en même temps si proche. Un Japon de toasts et de café, de jogging et de cigarettes, écartelé entre modernité et tradition, forgé par un territoire aussi superbe qu'hostile, pétri par ses effarantes contradictions.

Mais dans ces histoires, ce ne sont jamais les différences qui me frappent, plutôt les ressemblances. Ce que je note, c'est ce qui m'unit à ces gens à l'autre bout du monde. La littérature américaine. Les Beatles et les Stones. Le cinéma français. Et évidemment: l'amour, le sexe, l'amitié, la souffrance, la mélancolie, la joie, la mort. Le bonheur de la vie comme la merditude des destins qui partent en vrille.

C'est à cela que j'ai pensé en voyant les maisons dériver, en voyant la marée noire déferler, en voyant le sol trembler: à des choses normales, des gens ordinaires. J'ai pensé à un homme qui revient de faire les courses. J'ai pensé à une femme en train de tromper son mari, mais qui au même moment, plutôt que de se sentir coupable, songe qu'elle fera de la soupe ce soir. J'ai pensé à une fillette qui cherche son chat dans une ruelle en pleurant.

Dans les romans de Murakami, soudain, s'ouvre une faille. Chez lui, c'est le fantastique qui s'invite. Des animaux qui parlent. Des disparitions inexpliquées. Des univers parallèles.

Dans l'actualité des derniers jours, une faille s'est ouverte aussi: c'est l'horreur qui a enfoncé la porte du quotidien.

À l'intérieur de ce quotidien désormais défiguré, des gens qui cherchent les membres de leur famille sous les décombres, qui fuient les radiations. Des gens que les nouvelles transforment en chiffres. Dix mille morts, et plus encore. Milliers de victimes potentielles de l'accident nucléaire à la centrale de Fukushima. Centaines de disparus.

Pour les extraire de la monstruosité des décomptes et leur redonner une identité, je suis allé acheter un petit recueil de nouvelles écrites par Murakami après le désastre de Kobe en 1995, simplement intitulé Après le tremblement de terre.

J'en ai parcouru les deux premiers tiers lundi soir, avant d'écrire ces lignes. J'en relis quelques paragraphes chaque fois que les nouvelles évoquent l'imminence d'une catastrophe plus importante encore.

Pourquoi? Parce que la fiction me permet de ne pas détourner le regard quand le réel devient pure terreur. Elle m'oblige à me sentir concerné parce que les personnages que j'y trouve font partie de mon univers, leurs préoccupations sont aussi les miennes et celles de ceux que j'aime. Je lis sur ce chauffeur de limousine qui connaît tous les classiques du jazz, sur cette fille qui a le mal de vivre, sur cet homme que sa femme quitte parce qu'elle le trouve vide, sur ce jeune surfeur qui aime Pearl Jam, sur cette pathologiste en voyage à Bangkok.

Lire ces histoires de gens ordinaires confrontés à l'horreur ne me réconcilie pas avec celle que je vois à la télé. Cela permet seulement de rester humain devant le drame des autres.

On peut ainsi mesurer la perte autrement qu'en données. Parce que 10 000 morts, c'était 10 000 vies, et donc autant d'existences dans toute leur complexité.

Tenez, cet extrait d'une des nouvelles d'Après le tremblement de terre: "Elle l'imaginait sous les briques et se disait qu'il le méritait bien."

La fiction donne un souffle aux victimes, elle témoigne de leur humanité, elle confère un relief aux images que les télés en trois dimensions ne pourront jamais montrer.

Lire ces nouvelles, aujourd'hui, c'est prendre ces drames un par un. C'est refuser que des milliers de vies humaines soient réduites à une statistique. C'est donc prendre un peu du poids de l'atrocité sur ses épaules, s'inclure dans l'histoire plutôt que d'en être un témoin lointain.

Aujourd'hui, je suis un chroniqueur japonais.