Desjardins

Une idée du confort

Faut-il encore parler de l'économie de la culture, des subventions, de cette chroniqueuse du Journal de Montréal qui confond principes et dogmatisme, économie de marché et indigence intellectuelle?

Il me semble qu'il n'est question que de ça (et des sordides histoires de cul des politiciens français) depuis que je suis revenu.

Et puis d'autres, nombreux, ont déjà semé dans ce tortueux sillon, s'attaquant au sujet bien mieux que je ne saurais le faire. Pour l'argumentation étoffée, donc, vous irez lire Pierre Duhamel qui déboulonne les mythes colportés par Mme Elgrably-Levy (lactualite.com), sans oublier les collègues de la madame aux HEC qui démolissent ses arguments dans Le Devoir (papier signé par Jean-Jacques Stréliski), et évidemment, mon confrère Jodoin qui fait l'essentielle sale job: montrer aux cons pourquoi ils le sont (sur voir.ca).

Ce qui m'intéresse, moi, ce n'est pas l'économie. À la limite, ce n'est même pas la culture non plus. L'important, dans ce débat, ce qu'il faut bien comprendre, c'est le climat.

Un climat qui n'a strictement rien à voir avec les finances publiques. Ou enfin, disons que l'économie y est secondaire, accessoire. Car ce n'est pas d'argent qu'il est question. Les quelques millions saupoudrés ici et là sur la culture ne sont rien en comparaison des autres marchés qui bénéficient du même type de soutien financier, ou alors quand on observe le gouffre sans fond que sont devenues la santé, l'éducation, mais surtout les effarantes bureaucraties qui les encadrent.

Au milieu de cela, la culture n'est pas un poste de dépenses véritablement problématique. Avant tout, c'est un symbole.

Sinon, à moins de faire preuve d'une extraordinaire malhonnêteté intellectuelle, comment pourrait-on attaquer son financement public tout en défendant celui d'un amphithéâtre, comme ils sont plusieurs à le faire sur une base régulière?

Simplement parce que ce n'est pas une question de principes. Ce n'est pas une question d'argent non plus.

Ce discours est une conséquence. C'est un événement météorologique, si j'ose dire, provoqué par le climat dont je parle et qui est celui d'une lutte des classes.

Dans ce conflit, la culture opère comme un symbole, disais-je. Elle est une intelligence méprisable parce qu'elle n'est pas ancrée dans le réel, dans le quotidien, dans la facilité, dans un idéal de consumérisme "clé en main". C'est une culture qui refuse de n'être qu'un produit. Elle ne vient pas avec un plan, avec un manuel d'utilisation. Elle est parfois trop abstraite, trop complexe, ou simplement ennuyeuse si on la compare aux ouvres qui manufacturent de l'émotion.

Cette autre culture, qu'on considère comme émanant d'une élite, ne se contente pas de n'être qu'un divertissement.

Tout cela est évidemment louche pour ceux qui ne vont jamais au théâtre, mais participent au financement des salles et des différentes productions malgré eux. Ils ne vont pas voir les films d'auteurs subventionnés. Ils n'aiment ni la danse ni la musique classique ou contemporaine. Et ne parlons pas de littérature…

Quelques agitateurs qui se sentent eux aussi largués s'amusent, confortant le travailleur "le plus taxé en Amérique" dans son sentiment d'injustice, le reconduisant en le tenant par la main, célébrant une ignorance devenue glorieuse.

Car c'est celui qui n'a rien compris qui a raison. Et s'il n'a pas compris, sans doute se moque-t-on de lui sans qu'il s'en aperçoive.

Et voilà par quel mécanisme on transforme l'ignorance en suspicion, et la suspicion en mépris.

"Qui sont-ils, ces artistes, pour remettre en question notre manière de vivre? Pour qui se prennent-ils pour venir nous dire que nous avons tort?" renchérissent les agitateurs.

C'est ainsi que ça commence, par une condamnation: "Ils ne sont pas comme nous. Ce sont des privilégiés qui profitent de notre argent."

S'y greffent la gauche politique, sociale, les syndicalistes, formant le ragoût dont se nourrissent jour après jour ceux qui se sentent trop petits pour contester un système duquel ils sont les dindons de la farce, mais assez grands pour écraser ceux qui, par leurs ouvres, leur montrent ce qu'ils sont.

L'image d'un peuple et de sa classe moyenne, à la fois courageux et lâches, beaux et laids, riches et pauvres, grands et petits, victimes et bourreaux.

Cette lutte des classes, c'est une lutte intestine qui ne mène cependant à rien. C'est une discussion qui n'aura pas lieu, parce qu'on ne veut pas savoir. On ne veut pas soutenir notre regard dans le miroir qu'on nous tend, on ne veut pas critiquer notre mode de vie. On ne veut pas faire d'autre effort que celui, déjà éreintant, de suivre la parade à laquelle nous sommes conviés. L'autocritique n'est pas compatible avec l'époque. On préférera des solutions agréables. L'ignorance, c'est plus encore qu'un refus de la complexité. C'est l'essence de la modernité. C'est une idée du confort.

LA CARTE POSTALE, LE JOGGING ET LA MORT – Entre Perpignan et la frontière espagnole, le train file le long d'une mer grise tandis que Brad Mehldau massacre une chanson de Radiohead dans mes oreilles. Les doigts du pianiste déboulent sur le clavier alors que mes yeux s'attardent sur les mots d'Amos Oz. Le deuil, la douleur, la mer, les montagnes, le désert, le désir. Le soleil perce parfois les nuages et la mer s'irise alors de jaune, d'argent, écumant sans conviction sur les rochers.

J'ai le sentiment d'être nulle part et partout. Ni dans l'eau ni sur terre, le mouvement du train m'envoie chaque seconde un peu plus loin: ailleurs. La mer non plus ne reste jamais au même endroit. Seule la mer, en fait. Puisque nous, il faudra nous arrêter.

Un matin où je cours vers le Montjuïc à Barcelone pour aller rejoindre le parc attenant aux installations olympiques, je croise un type qui se penche pour me gueuler un truc en plein visage. Espagnol? Catalan? Je suis certain qu'il m'a dit pourtant: j'ai beau courir, je vais mourir pareil.

C'est dans la veine de l'humour local.

J'arrive tout au bout d'un escalier qui ne finit pas et que j'ai monté à plein régime. Chaque fois, quand le corps flanche, et qu'il ne reste plus que l'esprit, ses repères eux aussi brouillés par l'effort, j'ai l'impression de toucher à un peu d'éternité, de tutoyer la mort.

Je vais mourir quand même, c'est vrai, mais au moins, si je connais le portier, je ferai pas la file trop longtemps rendu à la porte. J'espère.