Desjardins

La jeunesse est vieille comme le monde

On a l’éternité qu’on peut. La mienne, c’est d’entrer au Café Krieghoff, avenue Cartier, de commander un allongé et m’installer au fond, sur une banquette, pour lire le journal ou le livre que j’ai avec moi.

L’éternité est inféodée à l’époque, elle ne dure plus qu’un moment. Aussi absurde que ça puisse paraître, elle a pris la forme d’épisodes courts qui se négocient âprement au cœur d’un horaire surchargé. En fait, non seulement sa durée est limitée, mais la chose se produit de plus en plus rarement, si bien que ce matin, je ne me souvenais même pas de la dernière fois où j’avais déposé mon cul ici. Il y a six mois? Sans doute plus encore.

Peu importe, j’ai droit à ma portion de temps volé au temps. Les visages sont pour la plupart familiers et rien ne change ou presque dans le décor, ce qui me plaît presque autant que cette chanson de Brassens qui débute en même temps que je m’assois et qui pourtant, autrefois, m’énervait terriblement. C’est comme si l’entendre avait généré le souvenir de mon agacement, alors que je râlais déjà beaucoup, mais en dilettante. Notez: c’est pas vraiment de la nostalgie, seulement la brève fréquentation du fantôme d’une des nombreuses existences que je cumule depuis ma naissance. Comme si j’avais l’occasion de me dire: Salut p’tit con!

Ce matin, au café, avant un rendez-vous, je relis ce roman de John Cheever dont je vous ai déjà parlé (On dirait vraiment le paradis, Folio). J’en parcours des pages, quelques dialogues, des descriptions. Ce minuscule récit m’habite depuis des mois, mais pas pour sa portion écologique. Plutôt pour le volet humain, parce que son personnage principal se sent un peu décalé par rapport au reste du monde. Et aussi parce qu’il se sent vieillir, et que moi aussi.

Pas autant que cet homme dont le narrateur dit qu’il a l’impression de «faire autant partie du crépuscule que les ombres qui s’allongent», ni comme la vieille hippie assise près de moi et qui s’asperge de patchouli pour en faire profiter tous les clients. Je ne me sens ni sur le déclin ni tétanisé dans un passé dont les idéaux fanés puent le renoncement floral.

Je me sens vieux quand même, jeune vieux, vieux en pleine forme, vieux sans l’être. Trente-sept ans dans quelques jours. Je suis comme les étangs qui, l’automne, gèlent la nuit pour fondre le jour et regeler la nuit suivante.

Je craque un peu et deviens de plus en plus difficile à réchauffer.

Moi qui m’étourdissais pour un rien, voilà qu’il m’en faut pas mal pour que je m’excite. Il me reste bien des colères, des indignations. Elles ne manquent pas. J’ai encore aussi des enthousiasmes, mais ceux-là sont tempérés par l’âge et, j’ai presque honte de l’écrire, par l’expérience.

Disons que le vieux moteur s’emballe moins facilement.

Prenez l’actualité musicale, dont chaque hoquet monopolisait autrefois toute mon attention. À 20 ans, l’émule de l’émule de Depeche Mode, ça peut avoir quelque chose de séduisant. Mais à la longue, on finit par avoir la curieuse impression de revoir souvent la même parade passer devant chez soi.

Je ne commettrai pas la bêtise de dire que c’est moins bien qu’avant. D’abord parce que c’est pas vrai. Hendrix copiait Clapton qui copiait Muddy Waters et Albert King qui copiaient Robert Johnson qui copiait sans doute un guitariste entendu dans quelque baraquement d’ouvriers d’un champ de coton. Tout le monde joue dans un band de covers.

Donc le monde n’est ni meilleur ni pire. C’est moi qui change. Et vous aussi.

Et si ce n’était du fait qu’on se rapproche de la mort, vieillir, c’est pas si mal. L’exaltation devenue plus rare, elle est aussi précieuse et on apprend à en mesurer la valeur.

L’autre jour, j’ai glissé le premier album de Salomé Leclerc dans mon ordi, il y a tourné en boucle pendant des jours. Elle ne réinvente rien, mais la mélancolie des textes et la texture de sa voix me hantent. On peut toujours reprendre ce que d’autres ont fait, ce qui fait la différence, c’est la manière dont on habite le territoire qu’on choisit. Celui de Salomé Leclerc est truffé de fantômes, d’amours désespérément espérées. Et si on pense souvent à Emily Haines et à PJ Harvey au fil des pièces, quelques écoutes suffisent pour que ces chansons transcendent leurs influences.

C’est quand la dernière fois que vous êtes tombés sur un disque qui vous a donné envie d’aimer, d’aimer pour toujours sans une seule arrière-pensée, comme si vous aviez 20 ans? Moi, ça vient de m’arriver. Pendant chaque chanson, j’ai l’âge de celle qui chante.

On a l’éternité qu’on peut. La mienne se compose de choses assez simples. Quelques amitiés épargnées par le temps. Une descente en roue libre à 60 km/h. Être un peu saoul au coucher du soleil. Conduire l’auto la nuit quand ma fille et ma blonde dorment à mes côtés. Et il y a des chansons qui m’injectent une dose massive de ce brûlant désir de vivre contre lequel le quotidien complote.

Rien à voir avec la nostalgie de la répétition des vieux machins qui m’allumaient jadis et que je réécoute pour oublier mon âge. Au contraire. Ces chansons, ce sont celles que je découvre, qui viennent me prendre aux tripes malgré mon enthousiasme déclinant pour la nouveauté à tout prix.

Elles me disent ce que je sais déjà, mais avec le souffle et l’enivrante naïveté des débutants. Leur théâtre de l’intimité me soustrait au temps parce qu’il me dit que tout change et que rien ne change. Il raconte que les existences sont toutes un peu comme le décor du Café Krieghoff: à peu près pareilles malgré les époques. Que la jeunesse est vieille comme le monde.