Desjardins

Le plan B

Le monde est une soufflerie, notre quotidien est composé de routines au sens chorégraphique du terme. Nous nous contentons de faire bouger de l’air.

Qu’est-ce que cet air, ce vide qu’on rebrasse? Pas nécessairement ce que vous pensez. Pas forcément Occupation double. Ni The Price Is Right. Le vide n’est pas culturel en ce sens, il l’est au sens large. Le vide est affaire de trou, de toutes ces choses qui devraient l’avoir comblé sans y parvenir.

Justement parce que ces choses, c’est de l’air.

Je suis au beau milieu du trou. Devant les nouvelles qui commencent à sérieusement s’intéresser à Occupy Wall Street et ses satellites. Je mesure l’indignation. Je respire encore le vide des émeutes à Londres il y a seulement quelques mois, sachant qu’il s’agit du même air que celui d’Athènes, Paris, New York, Montréal, Gatineau, Rimouski. Et histoire de mieux goûter au vide, je lis le dernier livre de Maxime Olivier Moutier.

La gestion des produits (c’est le titre) est une suite de destins que l’on visite comme on passe à travers les villages en train, en voyant les choses brisées empilées dans l’intimité des cours à l’arrière des maisons, hors de la vue de la majorité qui passe dans la rue. Je lis Moutier, je le suis dans le quotidien du centre de crise où il travaille; j’ai l’impression de vivre dans un bal de somnambules et que les gens ressemblent aux infrastructures routières du Québec. Ils tiennent, mais de peur, avec l’aide des médicaments qui ont remplacé Jésus, et le soutien de la circulaire du Future Shop qui a remplacé la Bible… On les maintient debout comme on supporte les viaducs grâce à de grossiers exosquelettes: avec des certitudes. Prends ceci, ça ira mieux. Achète cela, tout ira bien.

Et puis voilà, les certitudes finissent toujours par faire place au désenchantement. Devant le mal de vivre, après l’étourdissement des choses, ou plus simplement, quand on ne peut plus participer au système parce qu’on n’a pas les moyens, on se retrouve devant rien de rien.

Moutier raconte justement la crise, le vertige devant le vide. Pas seulement le vide des laissés-pour-compte, mais celui qui semble nous tenailler même quand on a tout et qu’on regarde encore ailleurs.

Le suivre, c’est soutenir le regard du pire. Et pendant que je tombe avec lui et ses patients jusqu’au fond des choses, les indignés de l’Amérique en même temps que ceux du reste de l’Occident clament que nous sommes les victimes d’un système auquel nous tenons parce que nous sommes brainwashés. Parce que les géants de la finance et autres ploutocrates nous l’enfoncent dans la gorge.

Victimes? Peut-être. Mais drôlement consentantes jusqu’à ce que le système nous fasse défaut. Nous n’avons soif de justice que lorsque l’injustice nous touche. Sinon, le rêve nous convient. Et même lorsqu’il nous laisse tomber, nous nous y accrochons de toutes nos forces.

Nous sommes les 99% d’une population abusée par le 1% qui sait qu’il nous tient par les couilles parce qu’il n’y a pas de plan B.

Je lis une entrevue avec un expert en marketing à propos des nouvelles méthodes de vente sur Internet et du profilage de la clientèle, et cette statistique selon laquelle la majorité d’entre nous consentons à ces pratiques publicitaires. Je parcours ce sondage sur la solitude des jeunes. Je m’étonne à moitié de leur nostalgie d’une époque qu’ils n’ont pas connue, de leur peu de confiance en l’avenir. Je lis sur la moyenne d’heures que nous consacrons au néant en nous plantant devant la télé ou en glandant sur Facebook. Je vois que nous avons tout et que tout nous manque encore, que nous aimons ce qui nous enchaîne.

Nous sommes les 99% coupables de soutenir le 1% parce que nous ne pouvons imaginer le monde autrement qu’il l’est en ce moment. Et pourtant, ce monde ne nous rend pas heureux…

Je n’ai pas encore terminé de lire Moutier (anyway, son livre est le premier de cinq tomes), mais je gage que ce qu’il dit, c’est justement qu’il faut apprendre à composer avec le vide si nous voulons vivre mieux. Qu’il faudra du courage. De l’aide aussi.

Mais il faut chercher. Si les indignés doivent incarner ce mouvement, ils devront faire mieux qu’un manifeste flou pour toucher le cœur des masses endormies et les convaincre de jouer aux funambules en disant: nous n’avons plus peur de tomber, l’inconnu sous nos pieds ne peut pas être pire que le vide dans lequel nous nous noyons déjà quotidiennement.

Ils ont une bataille à remporter: celle de l’imagination. Ils doivent parvenir à infecter le réel avec des idées, à réinventer la quête du bonheur. Mettre du sable dans l’engrenage ne suffira plus. Le fardeau est immense, presque impensable: inventer une nouvelle manière de vivre et nous convaincre qu’il s’agit d’autre chose qu’un énième mirage de la gauche.

Mais y a-t-il d’autres choix?

The system has failed you, don’t fail yourself, chantait Billy Bragg. Avons-nous, moralement, les moyens de nous trahir encore?