Desjardins

Le golem

On raconte dans la légende du golem que, dans la Prague du 16e siècle, Rabbi Loew avait façonné un géant de boue et lui avait donné vie afin de protéger ses semblables des nombreuses vagues d’antisémitisme dont ils étaient victimes.

Le rabbin, aussi magicien sur les bords, croyait que certaines lettres recèlent des propriétés surnaturelles.

Pour animer le golem, Loew en aurait donc marqué le front de l’aleph, le premier signe de l’alphabet hébraïque. Dans certaines versions de l’histoire, on raconte ensuite que le golem s’est soudainement mis à grandir, encore et encore, sans qu’on puisse l’arrêter. Paniqué d’avoir perdu le contrôle de la croissance de sa créature, Rabbi Loew s’est pourtant vite retrouvé trop petit, incapable d’en atteindre le front pour effacer l’aleph et la retourner à l’état de boue.

Si on a fait un dispositif touristique de cette légende du folklore juif – dont j’ai appris l’existence, comme bien d’autres, en visitant Prague – afin de rajouter un voile lugubre à la capitale tchèque où les nuits sont déjà glauques et inquiétantes, l’histoire du golem n’en perd rien de son pouvoir initial. Soit de nous dire notre volonté – comme le danger – de jouer à Dieu et la puissance des mots.

Une belle histoire, donc, à laquelle je n’avais pas songé depuis un moment. Jusqu’à ce que je lise la chronique de mon confrère Jean-Simon Gagné la semaine dernière.

Jean-Simon est une race à part. Parmi ceux qui ne s’enfoncent pas dans l’usage abusif de la nuance dès qu’il est question d’écrire sur le maire de Québec. Dans cette récente chronique, par exemple, il s’en prend à cette manie qu’a Régis Labeaume de se prononcer à titre d’expert d’un jour sur tous les sujets qui concernent la ville de près ou de loin, répondant à la moindre opposition par un tir de barrage qui ne s’encombre ni de politesse ni d’élégance. En substance, il dit aussi une chose primordiale sur l’état de la démocratie municipale: qui osera s’élever contre le pouvoir quand celui qui l’incarne n’hésite pas à humilier publiquement ceux qui ont l’outrecuidance de ne pas partager son avis?

D’accord sur à peu près tout, ravi d’entendre une voix discordante dans le concert d’éloges réservé au maire, à la fin, j’avais envie d’applaudir. Jusqu’à ce que je songe à l’histoire du golem, qui nous éclaire drôlement sur le rapport des médias avec notre Régis national.

Parce que pour l’animer, il a bien fallu que le rabbin inscrive l’aleph sur le front du golem, non?

Et s’il s’est mis à grandir, jusqu’à devenir énorme, était-ce sa faute, au golem, ou celle du rabbin?

En plus clair: Labeaume peut bien avoir son avis sur n’importe quoi et faire preuve d’une grossièreté qui dépasse l’entendement, ce sont quand même les médias qui nous livrent chaque jour chacune de ses paroles, avec un enthousiasme qui confine à la complicité. Ce sont eux qui façonnent la créature, qui l’animent. Et maintenant, ils semblent plutôt heureux d’en avoir perdu le contrôle et de la suivre partout pour traquer sa prochaine frasque.

En fait, la relation entre les médias et le maire est devenue carrément malsaine. Labeaume, on le sait, méprise la presse. Faut-il encore rappeler ses colères homériques lorsque les journalistes lui ont mis le nez dans son caca? Mais comme il a besoin d’eux pour relayer ses fantaisies, ses projets ou pour porter les cruelles attaques qu’il réserve à ses adversaires, il les tolère. Les représentants des médias, eux, n’ont guère plus d’affection pour le premier magistrat de la ville. Suffit de leur parler en privé pour qu’ils vous livrent le peu d’estime qu’il leur inspire. Mais ils le suivent, maladivement, sous l’emprise de la même fascination que l’auditeur d’un animateur de radio trash. Tous attendent la nouvelle incartade, pour voir jusqu’où il ira trop loin la prochaine fois.

La réalité, ce n’est pas que le sujet est si important, mais que Labeaume fait vendre. Qu’on l’aime ou qu’on le déteste, dans un univers médiatique en déroute économique, il est devenu une valeur refuge. Tout le monde veut connaître le projet qu’il rapporte de son plus récent voyage et entendre sa dernière déclaration, que ce soit pour s’en moquer ou pour applaudir.

Et moins il y a à dire, plus on beurre épais. Des articles, des entrevues, des chroniques, en veux-tu? En v’là. Tout ce que Régis touche, on le retourne, on le scrute.

C’est ainsi qu’on envoie des équipes de tous les médias ou presque aux trousses du maire, parti faire le tour de Bordeaux, de Calgary, inspecter la friteuse de l’aréna de Pittsburgh ou retourner l’ascenseur à Jean Charest en jouant la mascotte pour le Plan Nord. Parce qu’il faut être là, parce que le public a le droit de savoir. Et surtout parce que ça donne presque toujours un bon spectacle.

À la fin, on se demande qui se couvre vraiment de ridicule. Le maire qui réfléchit trop souvent à voix haute, ou ceux qui lui réclament son opinion sur tous les sujets et leurs patrons qui la publient avec ce léger mépris intéressé qui n’est parfois pas très loin de l’esprit des paparazzi?

J’allais oublier. À la fin de l’histoire du golem, le rabbin trouve un truc pour se débarrasser du monstre quand il devient trop encombrant. Il lui ordonne d’attacher ses lacets. La créature se penche et Rabbi Loew en profite pour effacer l’aleph sur son front. Le golem redevient un amas de boue qui, en retombant, enterre son créateur vivant.

Mais bon, c’est juste une histoire. Dans la réalité, le ridicule ne tue rien ni personne. Sinon peut-être le bon goût, l’intelligence, le jugement, la pertinence et la réputation.