Desjardins

Le meilleur job de l’univers

J’ai rempli des boîtes dans toutes sortes de circonstances. Des déménagements heureux. D’autres tragiques, précipités, bouclés dans le climat hostile des relations qui partent en vrille et dont on ramasse les derniers vestiges déposés en pile informe par son ex sur le palier de l’escalier de secours. Je me suis aussi sauvé, emportant tout ce que j’avais d’essentiel et laissant le reste derrière, parce que je savais qu’il fallait faire la coupure d’un coup, comme on tire net sur un pansement pris dans le poil.

Quand j’ai paqueté mes effets personnels au Voir la semaine dernière, la chose a été assez simple, plutôt sereine, l’ensemble tenant presque dans une seule boîte. Quelques livres, ma tirelire de Darth Vader, une paire de gants de boxe, une affiche autographiée par PJ Harvey et quelques cossins qui traînassaient au fond de mes tiroirs. Cartes d’affaires, carnets de notes, photos.

Le seul truc que j’aurais vraiment voulu emporter lors de ma dernière journée au poste sans pouvoir le faire, c’est les archives du journal.

Dix années comme rédacteur en chef. Cinquante et une couvertures par année. Quantité d’articles, de critiques, couvrant principalement le milieu de la culture. Mon milieu. Tout cela sous ma direction, le fruit de mes décisions.

On me demande souvent comment je suis arrivé à ce job. Outre un enchaînement de circonstances qui ont fait de moi le rédacteur en chef de cet hebdo, ce sont les artistes qui ont forgé mon parcours, qui m’ont mené là, à la tête de cet important journal. Ce sont eux que j’aime. Au-delà de l’industrie de la culture et du marché de l’art.

De Kerouac à Lepage, de Lenny Bruce à BGL, de Wim Wenders à Fred Fortin, de Louis Bélanger à Patrick Modiano, tous les artistes que j’ai fréquentés dans l’intimité de mon salon, dans l’autobus, sur la scène, dans des salles obscures ou en tête-à-tête, tous ont tracé la voie pour moi. J’ai trouvé chez eux des réponses, des questions aussi. J’y ai découvert le mystère, l’incertitude, l’inconfort lorsqu’on perd pied devant l’absurdité et le réconfort de ne plus être seul dans cette chute libre.

Mon école, c’était Rolling Stone, Les Inrocks, Rock & Folk, Lire et Voir. Mes profs, c’étaient Nick Tosches, Lester Bangs et Philippe Manœuvre. Le sujet: la vie passée à travers le filtre de l’art comme moyen de comprendre la vie. Ou d’essayer.

Je quitte la barre de Voir alors que les artistes subissent des assauts de toutes parts. On les raille pour leurs opinions politiques qu’on dit navrantes de simplicité, on dénonce les subventions qui leur sont versées, on les juge comme une influence néfaste sur une population impressionnable.

Si ce n’était que des tatas de la radio et d’Éric Duhaime, on pourrait toujours sourire. Mais la même attitude préside désormais aux destinées d’un pays qui est de moins en moins le mien.

Alors disons les choses comme elles devraient être dites une fois pour toutes. Il faut bien admettre qu’un producteur de cinéma à succès qui se retrouve au premier rang des subventionnés pour son prochain film relève de l’absurdité. De même qu’un rockeur archi-populaire ne devrait probablement pas recevoir un sou de l’État pour produire son nouvel album.

Mais alors que j’écris ceci, on apprend que le gouvernement du Québec investira 35 M$ dans la relance de l’usine Stadacona après que ses propriétaires (la White Birch, possession du milliardaire Peter Brant) l’eurent fermée afin d’effacer ses engagements envers le syndicat (un fonds de pension déficitaire de 350 M$) pour mieux la vendre au rabais. Ainsi, le gouvernement cautionne le comportement de bum d’une compagnie godzillionnaire.

Ça remet les choses en perspective.

Quant aux opinions politiques des artistes, elles souffrent bien souvent d’anémie intellectuelle. Mais certainement pas plus que ceux qui sont animés par un dogme à géométrie variable où la droite économique peut s’accommoder de contorsions lorsqu’il s’agit de financer le hockey, par exemple. Sans parler des ministres créationnistes et autres débilités du genre.

Ces critiques contre les artistes ne devraient jamais occulter le plus important, soit le rôle qu’ils occupent dans nos vies. Je vous le disais, ils ont changé la mienne. Et je suis loin d’être seul.

Qui d’autre nous parle de nous avec autant de franchise? Qui d’autre peint nos familles, décrit nos envies, retrace nos errances et chante l’amour, le cul, la mort?

Je me suis parfois demandé à quoi rimait ce job. Au moins 200 courriels quotidiens, des attachés de presse à mes trousses jour et nuit. J’exagère à peine.

Mais voilà, au bout de ces 10 années, les choses s’éclaircissent et semblent assez simples: il s’agissait de parler de ceux qui importent le plus pour moi en dehors des gens que j’aime. Pas seulement les artistes qui ont quelque chose à vendre, mais aussi ceux qui ont des trucs à dire, parfois même à nous apprendre. Ne serait-ce qu’en nous montrant un nouvel angle duquel on peut observer le monde.

J’en ai connu plusieurs en même temps que vous, parce que les gens qui travaillent chez Voir sont souvent en avance sur tout le monde, y compris moi. Je remercie tous ces journalistes allumés. Aussi Desmeules de m’avoir engagé. Les boss de m’avoir laissé faire tout ce que je voulais ou presque. Et tous les autres rédacteurs en chef, chefs de section, coordonnatrices, correctrices, adjoints, vendeurs, directeurs de tous les services… Tous ces gens (y compris les relationnistes!) avec lesquels j’ai aimé bosser tout ce temps, allant si rarement au bureau à reculons que je ne peux faire autrement que d’affirmer que c’était le meilleur job de l’univers.

C’était aussi un super job parce qu’il y a vous, qui me lisez et qui pourrez continuer de le faire, puisque je quitte ma chaise de rédac’ chef, mais je reste à la chronique. Merci d’être là.

Je sais que d’autres l’ont fait avant moi, et sans doute mieux, mais je vous embrasse pareil, bon.