Grandes gueules

Le mépris

Sous le Canada de Jean Chrétien, le mensonge a été constitutionnalisé. La vérité, rabaissée au rang de nuisance à la croissance économique. Et le premier ministre prend un malin plaisir à nous le rappeler avec une arrogance renversante. Avec ce même cynisme qui lui permet de comparer l’usage du bat de base-ball et du poivre de Cayenne. Avec cette même impudence qui lui permet d’abattre la stratégie électorale de son allié fédéraliste au Québec, ne serait-ce que parce qu’en son temps, Jean Charest fut son adversaire.

Jean Chrétien est un arrogant menteur. Si le système électoral était soumis aux règles de la Loi de la protection du consommateur, il aurait été trouvé coupable de fausses représentations. Des exemples:

– En 1990, il garantissait que, d’accorder la société distincte au Québec, signifiait la fin du Canada. En 1995, il assurait les Québécois qu’ils l’auraient, la société distincte, parce que c’était la voie d’avenir du Canada. En 1998, la société distincte n’est plus.

– En 1990, il promettait aux Canadiens d’annuler l’accord de libre-échange. En 1993, il promettait de renégocier le libre-échange. En 1995, il était le promoteur d’un libre-échange non renégocié d’un pôle à l’autre.

– En 1992, il promettait la mort de la TPS. En 1998, la TPS trône du haut de ses sept pour cent avec sa caution morale.
– En 1993, il réclamait des sanctions économiques des plus sévères contre le régime de Suharto. En 1997, il accueillait ce dernier en héros, et lui faisait la fleur d’étendre sa dictature dans notre cour. Dans cette débile affaire de Peppergate, où il est accusé d’avoir violé les libertés civiles lors du Sommet de l’APEC, il nous demande de le croire sur parole, faute de preuves pour appuyer son innocence.

Dites donc, monsieur le premier ministre, n’avez-vous rien à cacher? Sa réponse est tortueuse comme un jeu de serpents et d’échelles. Suivez le guide.

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D’abord, le gouvernement refuse de couvrir les frais d’avocats des étudiants-manifestants qui ont porté plainte devant la Commission des plaintes du public (CPP) de la GRC. Des avocats, ils n’en avaient pas besoin, ils sont les plaignants, a jugé Jean Chrétien. «C’est une procédure informelle», a plaidé le solliciteur général, Andy Scott.

Informelle, une procédure, quand le défendeur (le gouvernement) s’y présente avec sept avocats parmi les moins nono de la profession? Informelle, une procédure, qui force un plaignant à déposer toute sa correspondance privée? Comment s’y prend-il, le plaignant, pour faire valoir son point dans un univers semblable, sans avocat? Par le renforcement positif? Par le taï chi?

Puis, le gouvernement s’est ravisé: toujours non aux avocats, mais avec un nouveau prétexte: la CPP a reçu assez de fonds pour qu’elle puisse payer les avocats. Vraiment? Sans même prendre la facture des avocats des étudiants sur son bras, la CPP va y laisser le tiers de son budget annuel. Ça a beau être gros, les audiences sur la manif de l’APEC, ça ne demeure qu’une plainte parmi tant d’autres pour la CPP. Le reste de l’année va être sec.

Il y a eu les conversations aériennes d’Andy Scott, dans lesquelles il aurait préjugé l’enquête dans ses moindres détails. Observez l’évolution d’heure en heure de son énigmatique mémoire: «Jamais dit ça!» «Je dis pas que j’ai pas dit ça, je dis que je ne m’en souviens pas. Je ne me souviens même pas s’il y avait quelqu’un d’assis à mes côtés.» «Je ne me souviens pas si c’était un homme ou une femme, et si je lui ai parlé.»

Le lendemain, il s’en souvenait: il a discuté avec un grand chum, de qui il a obtenu une lettre «attestant» de son innocence, en moins de dix heures. Chatty Andy un adepte du renforcement positif?

En justice, la justice ne suffit pas, justement. Il faut qu’il y ait apparence de. Et les apparences sont ici perlées de soupçons. Mais pour le gouvernement, l’enquête possédait à ses yeux encore toute sa crédibilité, malgré l’épisodique mémoire de Chatty Andy, qualifié par certains observateurs de dauphin de Jean Chrétien.

Ça, c’était jusqu’à la semaine dernière. Par un étrange concours de circonstances, au moment où des communications radio entre la GRC et le bureau du premier ministre, le jour de la manifestation, sont sur le point d’être déposées à la CPP, pfft! la confiance du gouvernement envers la procédure informelle: un des présidents siégeant à la CPP aurait lui aussi préjugé de l’affaire. Cette information venait d’un officier de la GRC qui dit l’avoir entendue des mois avant. Étrange, que les avocats du gouvernement aient eu ce témoin dans leur manche depuis le début, mais ne s’en soient servis qu’à ce moment PRÉCIS.

Andy cause et dévoilerait le jugement d’une enquête même pas amorcée. «So?», demande le premier ministre. Un président de la Commission aurait émis seulement son opinion. Stoppons les machines! crie le gouvernement. Du coup, il vient de tuer l’enquête. En toute connaissance de cause. Et on ne saura pas ce qu’il y avait sur ces rubans. Il y a de ces hasards et coïncidences parfois…

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Ne soyons pas naïfs. La vie politique est faite de mensonges. Ils constituent le mortier des pierres du Parlement. Sauf que, même pour le plus futé des Merlins, il y a toujours bien des limites à se faire tromper par un escroc de Shawinigan.

Alors, dans cette abracadabrante affaire, permettez-nous de le condamner sur le champ. Si on se trompe, il ne s’en portera pas plus mal. Après tout, cela fait des années qu’il nous entôle et nous avons survécu. Alors, imaginez, lui.
Il y a un certain degré de mensonge et de complaisance que la population peut supporter. Passé la limite, la confiance envers les institutions s’effrite comme un carré de sucre dans le café. Le mépris monte à la surface. Et quand la population trouve la démocratie indigne, elle va voir ailleurs. Ailleurs, comme en Indonésie. Ailleurs, comme chez Pinochet.