Grandes gueules

Affaire Rozon: on ne rit plus

Pascale Navarro et Nathalie Collard
Auteures, Interdit aux femmes (Boréal)

Les femmes ont-elles une place dans la société? On peut encore se poser la question à la suite des récents événements qui ont ébranlé le monde de la justice, au Québec comme au Canada.

Dans un cas, il s’agit de l’absolution du patron du Festival Juste pour rire, Gilbert Rozon, dans une affaire d’agression sexuelle. Dans l’autre, c’est la violente réaction du juge McClung, magistrat à la cour d’appel de l’Alberta, qui s’en est pris à l’Honorable Claire L’Heureux-Dubé, juge à la Cour suprême, l’accusant d’être responsable du nombre élevé de suicides au Québec à cause de ses convictions féministes.

Cette charge à fond de train faisait suite à une décision de la plus haute chambre du pays qui renversait unanimement une décision du juge McClung dans une affaire d’agression sexuelle. Dans sa décision d’acquitter un homme accusé d’agression sexuelle, le juge McClung avait entre autres déclaré que la jeune femme qui portait plainte avait provoqué son agresseur parce qu’«elle n’était pas vêtue d’un bonnet et d’une crinoline lorsqu’elle s’est présentée devant lui», mais bien d’un t-shirt et d’un short.

Devant de tels arguments, comment s’étonner que la juge L’Heureux-Dubé (ainsi que ses huit confrères et consours) ait tenu à rappeler au bon juge McClung que nous vivions désormais au vingtième siècle? «Non, ce n’est pas la faute des "hormones"», ont-ils répondu à McClung, qui attribuait à sa nature masculine le crime de l’accusé.

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Ces deux affaires montrent à quel point les préjugés sur les femmes sont encore bien ancrés dans les esprits. Autre preuve: les attaques dont les femmes, en particulier les féministes, ont été la cible dans les jours qui ont suivi. Des exemples: le bon juge McClung et ses disciples ont qualifié le jugement rendu par la Cour suprême de totalitaire et d’extrémiste. D’un océan à l’autre, nombreux sont les columnists qui, dans un bel élan de conservatisme exacerbé, ont sorti leur plume du dimanche pour dénoncer la GRANDE conspiration féministe…

Plus près de chez nous, les commentateurs ont laissé libre cours à leur démagogie au lendemain de l’absolution de Gilbert Rozon. «Si on ne peut plus passer sa main sous un chandail sans avoir de problèmes…», a déploré un animateur radio. Comme s’il s’agissait de drague…

Être maintenue de force contre un mur ou un matelas, ce n’est pas de la drague, c’est une agression. Ce qui saute aux yeux dans ces deux cas, c’est que les agressions
sexuelles commises envers les femmes ne sont toujours pas prises au sérieux. Le fait est que toute agression sexuelle est basée sur un abus de pouvoir, et que tout homme qui abuse d’une femme refusant ses avances sait très bien à quel moment il transgresse une limite. Ceux et celles qui invoquent, encore aujourd’hui, les zones grises de la séduction sont de mauvaise foi.

De plus, le fait que Gilbert Rozon ait eu droit à une absolution inconditionnelle (à laquelle, légalement du moins, il avait droit) en dit long sur les valeurs véhiculées par notre système judiciaire: au fond, ce qu’on dit aux femmes, c’est que l’on ne juge pas la violence sexuelle comme un crime assez grave pour échapper à cette pratique.

Que l’on absolve quelqu’un qui a volé une paire de gants, pas de problème. Mais peut-on comparer ce délit, mineur, à une agression sexuelle? L’agression sexuelle ne devrait-elle pas échapper aux critères de l’absolution inconditionnelle?

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Même si les mentalités changent, certaines institutions, ainsi que les gens qui les constituent, sont des dinosaures: McClung et ses semblables défendent leur place, leur statut, leur domination. Ils se protègent du mieux qu’ils peuvent pour garder leurs privilèges.

Or, n’en déplaise aux ringards, le féminisme a fait la preuve, dans cette cause, de toute son importance: il s’avère encore la meilleure artillerie que les femmes aient à leur disposition pour se défendre, et pour imposer les changements aux institutions.

Dans son jugement, L’Heureux-Dubé rapporte ces paroles du juge McClung: «À une autre époque, où on recourait moins aux tribunaux, lorsque les choses allaient trop loin dans la voiture du petit ami, on réglait la question sur-le-champ _ par une interjection bien choisie, une gifle ou, au besoin, un coup de genou bien placé.» Il faut croire que ce bon vieux système regretté par le magistrat n’a rien donné puisqu’il se commet encore des crimes sexuels partout dans le monde.

C’est sans doute pour cela que bien des femmes adhèrent, chacune à sa manière, au mouvement féministe. N’en déplaise à tous les McClung de ce monde, c’est grâce à ce mouvement que le Canada a signé la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, fruit du travail de militantes dans le monde entier; grâce à lui aussi que la violence sexuelle est désormais criminelle.

Si ce n’était du féminisme, nous aurions toutes aujourd’hui un revolver dans les poches. Et il y aurait sans doute quelques hommes en moins sur la planète…