Grandes gueules

Salut, ô Drapeau!

Rédacteur en chef, Voir Québec

Je fais partie d’une génération ancienne. Comme bien d’autres de plus de trente ans, quelques bonnes sours m’ont appris à lire et à écrire un peu mieux, en plus de m’inculquer quelques valeurs morales dont on met toute une vie à se défaire.

Entre le courage des saints martyrs canadiens qui grillèrent au barbecue en expliquant calmement aux Indiens comment épaissir la sauce, et la terrible petite lumière qui ne s’éteignait jamais au-dessus du portrait de la mère fondatrice, dans le couloir menant au réfectoire, la plus scandaleuse des histoires que l’on me raconta fut sans conteste celle des voleurs de paradis. Laissez-moi vous expliquer de quoi il s’agit.
Les bonnes sours avaient appris quelque part que quiconque, même le pire des bandits, au seuil de sa vie, juste avant de rendre l’âme, prononçait la formule «Seigneur, Jésus, Marie, je vous aime, sauvez les âmes» se voyait immédiatement blanchi de toutes ses fautes et accueilli au paradis.

Certes, ce billet de faveur en première classe vers le paradis peut paraître injuste à l’endroit de tous ceux qui n’ont pas joué avec leur bizoune devant une photo de Martine Saint-Clair. Mais comment en attendre moins d’un Dieu d’infinie miséricorde?

Si vous pensez que ce genre de passe-droit appartient au passé, détrompez-vous! Au Québec, société bigote en perpétuelle quête de ses racines, la formule a été reprise et adaptée. Ce qui était du ressort de Dieu appartient maintenant aux hommes, et comme nos prophètes doivent encore mourir pour être compris, au Québec, les voleurs de paradis pullulent.

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J’ai vu, il y a dix ans, les funérailles du cardinal Léger. Cet homme qui ouvrit des écoles privées destinées à l’élite, qui donna des cours de latin en plein cour des pays les plus pauvres, éprouva, semble-t-il, beaucoup de difficulté à quitter ce monde auquel il offrit un peu de civisme faute de pain. Peu importe, il fit du bien, il était cardinal et, en sa ville de Montréal, il fut vite sanctifié.

La métropole n’est pas seule à disposer de ce droit. Bourassa fit patauger le pays dans une grisaille interminable… Quinze ans d’insupportable ennui à vous dégoûter à jamais de la politique. Rien à dire, à l’heure du départ, quelques biographes lui trouvent des vertus à la Richelieu; et ses opposants, des qualités humaines incontestables. Qu’en pensait le citoyen visité à l’heure du souper par une délégation de boubous macoutes lorsqu’il devait planquer ses skis, sa blonde et son téléviseur dans le placard? Allons, c’est de l’histoire ancienne…

Et Duplessis, ce personnage grand comme un téléroman, dont chaque post mortem nous invite à percevoir les ambiguïtés. Manipulateur, corrompu jusqu’à la moelle, comme il est intéressant! Comme il est pittoresque! Quelle envergure! Parlez-en aux mineurs. «Quel bagout!» diront ceux qui ne sont pas morts d’amiantose.

Dernier dinosaure, Drapeau vient de passer l’arme à gauche. Et, en Montreal by the sea, la classe politique et le citoyen s’unissent, unanimes, pour louer les réalisations de ce petit être mégalomane, ce Mussolini de banlieue, champion dans l’art de l’esquive et de la colère de circonstance.

On ne dit pas de mal des morts.

Mais il est assez singulier que ce type dont tout le Québec s’est terriblement moqué, jour après jour, jusqu’au mépris le plus total – son timbre de voix chevrotant, son allure de petit notaire folklorique tout juste bon pour tenir un rôle de figurant dans Les Belles Histoires – vole subitement son paradis. Si je me souviens bien, quand j’étais petit, Drapeau était, pour tout citoyen de plus de trente ans, le modèle du parfait abruti.

L’histoire propose des révisions de circonstance.

On a admiré, dans les derniers jours, l’esprit visionnaire du vieux maire de Montréal. Désolé, donnez-moi huit, neuf cents millions, un milliard, laissez-moi péter mon budget, et je vous mettrai la capitale sur la «mappe», vous bâtirai un agenda culturel sans pareil, un stade de trente mille sièges à Val-Bélair, un parc rempli d’attractions kétaines et toutes les conneries qui vont avec. J’aurai des rêves de grandeur. Je ferai de mon village la destination de choix du monde entier. Et Stéphane Venne en fera une chouette chanson pleine d’espoir.

Drapeau représente l’un des derniers vestiges du sombre passé du Québec. Vestiges archaïques d’une ville incapable de démocratie. Mais voilà, ici, à l’heure des comptes, on vous pardonne tout et le reste avec.
Lorsque Trudeau en sera rendu à sa dernière heure, serez-vous de ceux qui louangeront l’homme, son exceptionnelle longévité politique, son charme, son audace, son romantisme échevelé, ses élégantes manières de dandy post-psychédélique? Vous souviendrez-vous aussi que l’armée patrouillait dans les rues de Montréal? De ce dérisoire rapatriement de la Constitution? De ses promesses référendaires? Que sous le pouvoir de l’oillet et de la rose, le Québec n’existait qu’à genoux, enfargé dans le mépris et la langue de bois?

Non. Il sera de bien meilleur ton de prétendre que tout grand homme est fait de contrastes et de controverses. De déchiffrer l’histoire comme un roman de pacotille dont nous ne fûmes que témoins et jamais victimes.
La fin justifie les moyens. Mais, par Dieu, même les morts – et paix à leurs âmes – n’ont pas tous les droits.