Grandes gueules

Dur, dur d’être rebelle

Les rebelles, les vrais, ont toujours fini par payer de leur liberté ou de leur vie. Aujourd’hui, les aspirants au titre reçoivent des fleurs dans les chroniques culturelles et ornementent les colloques subventionnés: le rebelle Untel va vous causer.
Passer pour rebelle fait chic. Résistance, rébellion, subversion: autant de mots de passe à glisser dans les vernissages, les lancements, les rubriques d’art et qui vous ouvrent, gratis, les portes d’un monde où les vrais acteurs doivent payer cher.
Mais la scène s’est vidée. Les acteurs sont partis. Le show de la rébellion joue à guichets fermés pour les amateurs de guignol.
Rebelles, les troupes qui hurlent contre la mondialisation et les méchantes entreprises dans les rues de Seattle, de Davos ou de Québec? Plutôt conformistes. Même vieux discours depuis quarante ans, slogans éculés, folklore des années soixante, obsession du complot mondial, langue de bois d’une rébellion en forme de monument aux morts. Pendant ce temps, le monde roule, il est déjà rendu ailleurs. Tout un pan de la gauche hurleuse dénonce un monde imaginaire qu’elle est la seule à habiter.
Rebelles, les anarchistes? Ceux que je connais raisonnent comme des enfants ou peaufinent, pépères, leur profil d’anar au long de confortables carrières universitaires. Rebelles d’amphis climatisés!
Les vrais rebelles ont disparu ou presque. C’étaient les dissidents des pays communistes qu’on envoyait au cachot pour un mot de travers. Ce sont encore les journalistes, professeurs, écrivains, chanteurs sur la liste noire des islamistes. La rébellion ne paie pas, c’est une machine à ruiner, à broyer, à tuer. Le rebelle n’est pas populaire. Il dérange les puissants et le monde ordinaire.
On ne choisit pas d’être rebelle. On l’est par surcroît. En rallonge et de trop. Ceux qui s’en attribuent l’étiquette entrent en réalité dans le monde du showbiz. Salut les cabotins!

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Deux lectures récentes, tiens. Politique du rebelle, de Michel Onfray et En nouvelle barbarie de Paul Chamberland.
Onfray, c’est un philosophe, tendance Nietzsche, qui vous rédige de fort bons journaux. À lire. Mais, démangeaison et splendeur de soi obligent, il joue aussi, en supplémentaires, aux variétés de la rébellion politique, et c’est son plus mauvais rôle. Pourri! Mai 68, les barricades, tout le fatras du romantisme révolutionnaire. Déjà vu, franchouillard et ringard. Onfray ne méritait pas de se faire ça.
Quant à Chamberland, c’est plus pathétique. Vous savez ce qui arrive quand on mange trop de betteraves? On pisse rouge. Chamberland, lui, il a avalé Heidegger tout cru. Il pisse prétentieux.
Dans Le Devoir, Jean Larose nous apprit que l’opuscule de Chamberland était un petit chef-d’oeuvre de littérature subversive. Les gens de lettres… Ils ont les deux pieds dans une flaque d’eau et ils crient à la découverte de la mer océane.
Non mais, dites-moi, dans quelle langue c’est écrit, ça: «Si le symbolique fait notre être-au-monde dans et par le langage, cette "entente de l’être" en quoi s’inaugure tout ce qui se désigne comme sens, et du fait de notre liberté, comme valeur, nous voyons que la culture est non seulement menacée mais entièrement traversée, altéréé par le technocosme.»
N’achetez pas tout de suite, attendez la traduction.
Je vous résume tout de même la thèse: nous courons au désastre, l’argent, le «technototalitarisme» dévastent le monde tel un «néobolchevisme», assassinent l’art, transforment les êtres en marchandises et cherchent à faire taire les rebelles de la trempe de l’auteur. La preuve, il a failli être renversé par une automobile. Ça dure 180 pages et ça répète la même chose 180 fois.
L’auteur risque évidemment d’être inquiété. C’est un dissident. Il prend des risques… le goulag?… La seule façon de passer pour rebelle, c’est de décrire la société comme un enfer, un stalinisme néolibéral, un «néototalitarisme» de la marchandise. Paul Chamberland n’est donc rien de moins qu’un néoSoljenitsyne qui crie dans le désert. Lui seul se rend compte du désastr. Savez-vous que, en dehors de notre courageux auteur, «très peu ont compris…», «tout le monde est inconscient du danger…», «très rares sont ceux qui ont pris la mesure de l’événement…»? Ces petites phrases révèlent en fait la thèse cachée d’un livre qui devrait porter en sous-titre: Essai en défonce du Moi.
Ce pensum sur la prétendue mort de la liberté m’a fait me souvenir d’un bel aphorisme: «Nous ne savons que faire d’une liberté pour laquelle nous n’avons fait aucun sacrifice.» C’est signé Cioran et c’est écrit en français.