Grandes gueules

Vivre et penser comme des porcs

On vit une époque formidable avec, d’un côté, des whiz kids de l’informatique en mal de mondialisation; et, de l’autre, des boomers bienveillants qui laissent doucement se dissoudre le pouvoir de l’État au profit du grand capital.

Ah, les beaux lendemains qu’on se prépare! Ah, l’avenir radieux qu’on se constuit! Un monsieur a écrit un pamphlet là-dessus: Vivre et penser comme des porcs (éditions Exils, 1998). Il s’appelait Gilles Châtelet. Il est mort l’an dernier, à cinquante-cinq ans.

Après Mai 68 et les mouvements étudiants, après le printemps de Prague, un grand trou s’est créé dans l’esprit des gens. Retour à la terre et trip psycho-pop ont forcé la grande osmose entre repliement sur soi des élites et récupération systématique de tout ce qui fait l’essence de la révolte: la lutte contre la tyrannie, la barbarie, le capital usurier et la loi du marché.

Quarante ans après, où en sommes-nous? Maman et papa hippies sont à l’aube de la retraite et s’apprêtent à retirer leur pension du gouvernement, à vendre leur PME ou à entamer une seconde carrière dans le boursicotage, forts de leurs judicieux placements dans les obligations d’épargne et les coupons détachés. Maman et papa hippies ont fondé une famille, et les rejetons, maintenant dans la vingtaine, bandent joyeusement sur Internet et roulent en turbo-diesel, signe qu’ils sont aussi soucieux d’environnement qu’ils ont soif de puissance. Ce sont eux, les Cyber-Gédéons et les Turbo-Bécassines du 21e siècle, niaises créatures des démocraties-marchés et du mouvement globalisant.

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Turbo-Bécassines et Cyber-Gédéons ne voient pas qu’ils vivent et qu’ils pensent comme des porcs. Ils ont tant de plaisir à surfer sur la toile planétaire qu’ils en viennent à se croire moins bêtes que leurs parents qui, un jour, découvrirent les Galeries d’Anjou. Oh! Le beau grand magasin! Ils ont tant de plaisir à rouler vers l’abolition des frontières qu’ils ne réagissent même plus face à la multiplication des douanes – les douanes dans leur tête qui les séparent déjà d’une prise sur leur destin.

Vivre et penser comme des porcs, c’est grogner, fouir, ricaner, se convulser devant la comédie humaine et l’étalage des inepties que les démocraties-marchés génèrent au quart de seconde. Vivre et penser comme des porcs, c’est rester froid en entendant un présentateur de nouvelles passer du drame éthiopien à «l’effondrement» des cours boursiers («effondrement», pensez donc, une baisse de 10 % de la valeur spéculative des titres) sans réaliser le caractère dégoûtant de l’enchaînement, parce que l’un (la mort des Éthiopiens) ne va pas sans l’autre (la spéculation).

Vivre et penser comme des porcs, c’est rester bébête devant la saga du petit Gonzalez, que même Roland Barthes a dû se tourner dans sa tombe tellement ça tient du mythe, du mythe profond, de la parole qui tourne dans le vide et qu’on met à l’écran pour abrutir le peuple et lui faire oublier que, bon an, mal an, il y en a au moins cinq mille du même âge qui disparaissent sans laisser de traces, aux USA seulement. On n’en fait pas tout un plat pour autant, vu que ces enfants-là, ils ne remettent pas en cause le système cubain, mais l’indifférence des politiques américains.

Vivre et penser comme des porcs, c’est se laisser enfariner par le débat constitutionnel, par la garde blanche de la société virtuelle, par tous les politologues à la remorque de la classe politique, qui souhaitent ardemment qu’on cause constitution, qu’on embarque dans un débat qui ne mène nulle part sinon dans l’oubli des vrais problèmes: corruption, collusion, trafic d’influence, omniprésence des lobbyistes, affaiblissement de l’État et détournement des fonds publics au profit des mieux nantis et, finalement, pire que pire, absence d’une alternative réelle à tous ces partis de comptables sans imagination.

Vivre et penser comme des porcs, c’est chercher la vogue sans faire de vagues. Être humoriste en protégeant ses fesses pour mieux rire des tapettes et des obèses. Gueuler à la radio et chier dans le journal en ternissant des réputations par pur besoin de faire du style. Et que je me couche à droite quand ça me frôle à droite! Et que je me branle à gauche quand ça tire à gauche! Et qu’on colle ma photo en haut de ma chronique pour qu’on me reconnaisse bien dans la rue comme une oreille de crisse sur un plat de bines: dessous, l’anonymat de la boue nourrissante; sur le dessus, la plus-value bien frite qui agrémente le mets.

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Turbo-Bécassines et Cyber-Gédéons, gavés de modernité, entrent à Mach 2 dans un nouveau Moyen-Âge: monarchie industrielle, réduction de la démocratie à une criée sur la grande place électronique, omniprésence des amuseurs à la Cour. Le jour où ils se réveilleront, Mai 68 aura l’air d’une épluchette de blé d’Inde dans un camping de Drummondville.