Grandes gueules

Avoir peur des ombres

Benjamin Smith, un jeune suprématiste blanc de vingt et un ans, expliquait récemment ses meurtres par une exposition prolongée au jeu Donjons et Dragons. Matt Hale, son mentor, gourou de la World Church Of The Creator, excusait le comportement de Smith en disant que sa violence découlait d’une liberté d’expression brimée. S’il avait pu exprimer publiquement toute la haine qu’il ressentait envers les juifs, les Noirs, les femmes ou les gais, jamais Smith n’aurait tué qui que ce soit.

Dans la bouche d’un imbécile et de son professeur, on peut trouver ça

risible. Mais quand l’idée fait son chemin jusque dans la tête d’un

futur président des États-Unis, ça devient plus sérieux. Le candidat Al Gore étudie présentement la possibilité d’imposer des normes sur la violence à toute l’industrie culturelle.

Quelles normes? Des critères précis pour définir les belles images et les laides, les mauvais mots et les bons, la bonne morale à enseigner aux jeunes qui feront les U.S.A. de demain.

Les politiciens d’aujourd’hui embauchent des sondeurs et des spin doctors pour être informés sur nos peurs, nos superstitions et les légendes urbaines à la mode. Parce que la peur vend; pour preuve, la popularité des films d’horreur.

Paradoxe de nos sociétés modernes: des politiciens qui répètent des histoires horribles aux électeurs en leur rappelant que c’est arrivé quelque part et que, s’ils ne se méfient pas assez de l’adolescent boutonneux avachi dans leur vivoir, celui-ci se transformera en Natural Born Killer pour leur exploser la tête.

D’où l’urgence de limiter leur liberté.

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Quand les politiciens répètent les conneries pré-scientifiques de quelques spécialistes en mal de réponses vite faites; ou celles, plus explicites, des criminels à la recherche d’excuses: de qui se moquent-ils? Affirmer que le rap, les jeux vidéo, la télé ou les films sont à l’origine de la violence des jeunes, qu’est-ce que ça veut dire? Une chose: la violence n’a pas de cause sociale mais une cause virtuelle; elle émerge de l’exposition aux images. Le mal vient de ce qu’on voit, pas de ce qu’on vit.

Les politiciens ont aussi ceci d’attachants qu’ils ont la naïveté des veaux et le courage des canards. À la fin des années soixante-dix, la commission Peyrefitte, du nom du ministre français Alain Peyrefitte, en était venue à la conclusion, après des mois d’enquête et de délibérations, que la véritable cause de la violence en banlieue parisienne était l’absence de verdure dans le secteur. On suggéra donc de créer une ceinture verte autour de la Cité. Et pourquoi pas de la musique, puisqu’elle adoucit les moeurs? Mais la musique, ils n’y ont pas pensé. C’est ma suggestion.

Pour moi, c’est drôle, tous ces beaux esprits qui en appellent au contrôle des images, des mots et à la surveillance de la culture, me font douter ou de la pureté de leurs intentions, ou de la profondeur de leur réflexion.

À chaud, c’est vrai, quand un jeune garçon de dix ans étouffe sa petite soeur en essayant sur elle une prise que Mad Bull Dunburry vient de faire dans un show de la WWF, on a le goût de donner un grand coup de pied dans sa télé. Preuve que la violence engendre la violence.

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J’ai connu un adolescent qui s’est suicidé après avoir lu Les Souffrances du jeune Werther, de Goethe. Un autre qui a tué sa blonde parce qu’il avait mal compris les explications de son prof sur l’intention de Shakespeare dans Othello. Voyez-vous vers quoi nous entraîne le réflexe phobique de tout nettoyer? Et si les ombres sur le mur de la caverne n’étaient qu’un leurre et pas le reflet exact de ce qui se passe dans la caverne?

Vous savez que la violence se perpétue depuis la nuit des temps, qu’elle est engendrée par le besoin de dominer l’autre, de se protéger, de se procurer ce qu’on n’a pas, de se venger du mal qu’on nous a fait subir. La violence est une conséquence du déséquilibre des chances. Chose difficile à admettre pour le futur président du pays le plus puissant du monde, pays actuellement en deuil des quatorze milliards de dollars amputés à la fortune de Bill Gates.

Si Gore avait vraiment le courage de ses convictions, il interdirait le cinéma et la télé aux pauvres et aux abîmés de la vie. Cela aurait un petit quelque chose de facho et de moralement discutable, mais ça aurait le mérite d’être intellectuellement cohérent.