Hors champ

Hey there! Marguerite Duras is using Twitter

Chaque deux ans, des étudiants réinventent la roue et envoient un manuscrit de Marguerite Duras à un de ses éditeurs afin d'essuyer un triomphant refus. On s'empresse alors de vilipender publiquement l'éditeur en question, de dénoncer son inculture et de le déclarer indigne de publier Duras.

Ce canular attire souvent l'attention des médias, ce qui (bien sûr) ne révèle absolument rien sur l'intérêt de l'exercice – lequel, en définitive, demeure l'équivalent intellectuel de vider une bouteille de détergent dans une fontaine publique: beaucoup de mousse pour rien.

En réalité, cette blague ne prouve qu'une chose: un manuscrit qui méritait d'être publié il y a 30 ans ne s'inscrit plus forcément dans la production actuelle.

Rarissimes sont les textes qui vieillissent bien, et plus rares encore ceux qui ne vieillissent pas du tout. J'ajouterai même, si on me permet d'être un peu polémique, que la véritable incompétence éditoriale consisterait possiblement à accepter un vieux manuscrit de Duras en 2009.

Nettement plus intéressante est la question suivante: quels textes de Duras auraient été refusés, à l'époque, s'ils n'avaient été signés par Duras?

Je me suis récemment posé cette question, alors que je terminais La Fin des temps, un roman de Haruki Murakami. Pas son meilleur, à mon humble avis, mais tout de même un excellent récit. Digne d'être publié. Pourtant, si ce manuscrit avait été signé par un novice, un jeune romancier parfaitement inconnu, les éditeurs l'auraient sans doute refusé en bloc.

Pas qu'il s'agisse d'un mauvais texte, au contraire. Seulement voilà: il s'agit d'un texte inclassable. Ni totalement fantastique ni clairement allégorique, et pas entièrement campé dans la réalité, bien que rigoureusement vraisemblable. On y trouve de longs passages de neurologie imaginaire, des éléments de suspens et de science-fiction, une histoire d'amour, des réflexions sur la conscience – et ce flou structurel règne sur le roman pendant près de 300 pages.

Rien ne rend les éditeurs plus inconfortables que le flou structurel.

Tiens, nous pourrions nous amuser à imaginer les lettres de refus qu'aurait encaissées un Murakami inconnu. "Belle imagination mais récit trop éparpillé, intention difficile à saisir, lectorat impossible à cibler. Nous vous remercions d'avoir soumis votre manuscrit, mais notre politique éditoriale, etc."

Heureusement, Murakami commençait à jouir d'une certaine réputation, et son manuscrit s'est donc mérité une lecture attentive et, surtout, intégrale – traitement dont tous les manuscrits ne bénéficient pas, loin s'en faut.

Autrement dit, je soupçonne (car nous sommes ici dans la spéculation) que ce sont des facteurs extérieurs au texte de Murakami qui ont permis à son éditeur d'en reconnaître la qualité.

L'inverse est aussi vrai, notez bien, et cela éclaire le canular durassien évoqué plus haut: peu importe ce que certains prétendent, il n'existe pas de lien direct entre la qualité d'un manuscrit et le verdict de l'éditeur. En bout de ligne, l'actualité (réelle ou apparente) d'un texte importe souvent plus que sa qualité.

J'ai choisi l'exemple de Marguerite Duras moitié par hasard, et moitié parce qu'elle a (si je ne m'abuse) fait l'objet d'un tel canular à quelques reprises au cours de la dernière décennie. En ce qui me concerne, je n'ai aucune opinion sur Duras ou sur l'actualité de ses textes.

Au contraire, je vois bien sous quel angle, en 2009, on pourrait défendre sa modernité: avec ses phrases brèves, très segmentées – entre 7 et 15 mots en moyenne -, Duras aurait fort bien pu écrire ses romans sur Twitter.

D'ailleurs, contrairement à la plupart des gens, elle n'aurait pas désavoué la limite de 140 caractères par billet. En fait, elle ne l'aurait même pas remarquée: sa prose respire naturellement au format Twitter.

Son de cloche nettement différent pour Herman Melville, par exemple, dont le roman Moby Dick aurait nécessité entre 9 000 et 12 000 laborieux tweets. C'est que l'écriture de Melville est nettement contre-twittive, voyez-vous. Beaucoup d'interminables phrases, truffées d'incises et de parenthèses.

Le tweet comme unité de mesure littéraire: aurions-nous touché le fond du baril de la modernité? Je n'en jurerais pas. Parlez-en aux éditeurs asiatiques, qui vendent par millions des romans destinés à être lus sur un écran de téléphone portable. La longueur idéale d'un chapitre? La distance entre deux stations de métro, soit environ une dizaine de tweets.

Voilà qui ne laisse aucun espace pour l'inconfort et les flous structurels.