Hors champ

Chapeau melon et modernisme

Signe des temps, l'édition 2010 du Salon du livre de Montréal aura lieu sous le thème "Livre ouvert sur le XXIe siècle".

Faut-il y voir un indice du fait que le livre numérique est devenu un phénomène grand public?

Je me souviens bien du premier lecteur numérique. Il s'appelait le Rocket eBook. Il était en plastique bleu – vous vous souvenez de ce pigment bleu de cobalt, très courant en 1998?

À l'époque, je rêvais d'avoir la peau bleue comme ça. Avec les cheveux en aluminium et la haute vitesse branchée dans la nuque. (J'aurais l'air con, aujourd'hui, avec mon vieux port Ethernet.)

Je me rappelle aussi la sortie du Sony LIBRIé, le premier lecteur à encre électronique, en 2004. Il n'était offert qu'au Japon. J'en salivais. J'imaginais, chaque fois, des bazars bondés dignes de Blade Runner.

Et voilà qu'après deux gros coups de pub – le Kindle et le iPad -, le livre numérique semble à deux doigts de devenir grand public.

Ou peut-être pas?

J'étudie l'affiche du Salon du livre, un peu perplexe. On y joue la carte techno, mais tout en sous-entendu. Le livre papier occupe encore la place centrale, surmonté d'un individu à chapeau melon très début de siècle (je parle du siècle passé, bien sûr), l'oil vissé sur une antique longue vue.

On en conclurait qu'il s'agit d'un modernisme pas trop menaçant, un peu frileux. Ou au contraire d'un modernisme steampunk radical.

Mais frileuse ou pas, cette affiche a le mérite de poser une grande question: que signifie "un livre tourné vers le XXIe siècle"?

De quoi carburer

Laissez-moi vous raconter une discussion avec mon ami Martin – vous vous souvenez, le neurobiologiste dont je vous parlais la semaine passée?

Nous dînions (le détail a son importance) dans un resto mexicain récemment ouvert à Beauport, en banlieue de Québec, et dont on me dit qu'il a été fondé par des saisonniers mexicains venus travailler à l'île d'Orléans au cours des dernières années.

Bref, tout en mangeant notre pozole (muy rico), nous parlons de mon troisième roman, des points de documentation qui m'obsèdent, et du roman Pattern Recognition de William Gibson.

Et voilà qu'à propos de Gibson, Martin me conseille de lire Au bonheur des dames d'Émile Zola. J'y trouverai de quoi carburer, m'assure-t-il.

Aussitôt de retour à Montréal, je me branche au Projet Gutenberg et télécharge Au bonheur des dames sur mon iPod.

Bon. Réglons une chose tout de suite: je n'ai jamais lu Zola. Rien du tout. Mais rassurez-vous, je me réveille, la nuit, pour avoir honte de n'avoir jamais lu Zola.

Quoi qu'il en soit, j'attaque les premières pages, et en trois minutes, top chrono, c'est l'illumination. Me voilà avalé par Zola.

Tout est là.

Amazon, Apple, Wal-Mart, Costco. Les chaînes de production et de revente. Les économies d'échelle. La publicité par réseaux sociaux. Le néolibéralisme. Ces modèles d'affaires qui façonnent le monde dans lequel nous vivons, qui façonnent ce que nous devenons.

Tout est déjà dans Zola.

Dans une prose maniaque, il raconte l'intelligence, l'ambition, la passion, mais aussi la férocité, le calcul, la violence commerciale – et le Bonheur des dames a beau dater de plus d'un siècle, il braque encore une lumière aveuglante sur l'économie actuelle.

Émile Zola était le William Gibson du Second Empire. Il décrivait non pas un monde futur, mais la futurisation du monde.

Ou, pour reprendre les mots mêmes de Gibson: "The future has already arrived. It's just not evenly distributed yet."

Là se trouve le quiproquo du modernisme: on croira que lire Zola sur un iPod constitue l'élément moderne de l'anecdote qui précède. Tout faux. Le iPod est un détail sans grande importance.

La modernité, c'est que je me sois trouvé dans un restaurant de Beauport ouvert par des saisonniers mexicains. Qu'un chercheur à la fine pointe de la neurobiologie m'ait recommandé la lecture d'un roman publié en 1883. Qu'il ait affirmé que ledit roman compléterait bien l'ouvre de William Gibson.

Et que, surtout, ledit roman se soit révélé un commentaire parfaitement actuel sur le monde où je vis.

J'ai déjà affirmé que le lecteur – et non le texte – était universel. Ce qui s'applique à l'espace s'applique pareillement au temps, et je peux aujourd'hui affirmer: Émile Zola est mon contemporain.

Ça, c'est la modernité, mes amis.