Hors champ

L’inquisition tranquille

Ça a commencé, si je ne m'abuse, avec le Parti libéral du Canada. Le scandale des commandites, en 2004. À l'époque, on pouvait encore aller en Amérique latine et décrier la corruption qui sévissait là-bas. Il s'agissait d'une position naïve, mais défendable.

J'en revenais justement, de l'Amérique latine, et j'y avais vu des trucs incroyables – tel ce vidéo montrant Vladimiro Montesinos, le chef de la sécurité nationale péruvienne, acheter la collaboration d'une chaîne de télévision juste avant les élections.

Prix de la transaction? Un million de dollars, mes amis, sommairement emballés dans un sac d'épicerie en plastique. (Vous seriez étonnés de voir le peu d'espace qu'occupent un million de dollars.)

Mais cette corruption pétaradante, quasi folklorique, ne me rassurait pas pour autant sur la supériorité morale des dirigeants nord-américains. La corruption n'était certainement pas inexistante sous nos latitudes. Juste mieux camouflée.

Le scandale des commandites allait éclater peu après, et depuis, il pleut des scandales. Il ne se passe guère une saison sans que l'on réclame des comptes, des commissions d'enquête. Nous vivons désormais sous l'inquisition tranquille.

Qui est allé siroter des martinis sur le yacht de Monsieur Chose? Qui distribue les contrats sur les chantiers de construction? Qui renifle les courriels de Monsieur Untel? Qui bidouille les appels d'offres? Quel est le coût des compteurs d'eau, du CHUM, de BIXI, du béton, de l'essence?

Ces histoires tombent dans les médias comme une allumette dans le réservoir d'une BMW. Ça flambe instantanément – vroooupff – et la colonne de fumée se voit à des lieues à la ronde.

Et qu'est-ce que ça révèle sur nous, au juste? Une passion pour la probité et l'imputabilité, certes, mais surtout pour la transparence. Les gens veulent savoir la Vérité (également connue, dans certains milieux, comme "les vraies zaffaires").

En tant que citoyen, je ne peux pas me prononcer contre l'honnêteté. En tant que romancier généraliste, par contre, je suis enclin à me méfier de la transparence. Mon boulot, voyez-vous, consiste précisément à camoufler, contourner et mentir.

Il s'agit d'une opinion difficile à défendre, ces années-ci. J'en discutais avec un badaud allemand, l'automne dernier. Ça se passait (puisque vous voulez tout savoir) sur le quai sud du métro Jean-Talon, pendant une panne de service. Nous jasions de tout et de rien. Je lui traduisais les messages diffusés par les haut-parleurs. Il me disait adorer Montréal.

Lorsqu'il m'a demandé ce que je faisais dans la vie ("romancier"), il a paru étonné. "Why don't you write about facts?" m'a-t-il demandé.

Je m'attendais si peu à sa question qu'il m'a fallu plusieurs secondes pour la comprendre. Il a insisté. Les faits, la vraie vie, n'importaient-ils pas davantage que la fiction?!

Il semblait sur le point de me traiter de politicien.

Lorsque même des quidams aléatoires vous reprochent de faire dans la fiction, c'est signe qu'une crise de confiance couve. En tout cas, ça traduit l'intérêt explosif pour ce que les anglophones rassemblent sous la très vaste catégorie non-fiction. Les (auto)biographies étaient populaires depuis longtemps, mais l'engouement gagne désormais les témoignages, les histoires vécues, les dossiers et enquêtes – et même le reportage long, si long parfois que certains pourraient aisément concurrencer un petit livre.

Je ne veux pas décrier la non-fiction, laquelle n'est d'ailleurs, bien souvent, qu'une saveur de fiction qui utilise les vrais noms propres. Je crois seulement que la fiction (celle qui se reconnaît comme telle) n'est pas encore obsolète. Il y a encore de la place pour le mensonge comme acte créatif.

Attention: je n'entends pas par là que le romancier flotte au-dessus des faits. Je veux dire qu'il n'en fait pas une religion.

Cela dit, je ne tiens à convaincre personne. Je n'ai jamais été très porté sur le prosélytisme – et je me verrais mal, entre deux scandales politiques, faire l'apologie de la dissimulation.

D'ailleurs, écrivains et politiciens ne mentent pas dans le même dessein. En règle générale, le romancier ment pour le bénéfice du lecteur – même s'il le fait aussi, parfois, pour l'argent. Les anglophones (encore eux) utilisent d'ailleurs un joli mot pour décrire les fruits de ce mensonge: les royalties.

Cela illustre à merveille comment l'écrivain ne règne, finalement, que sur son propre texte.