L'ORL

L’avocat du diable

Il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises raisons. Il n’y a que les raisons de Manu Militari, point barre. Que l’on soit pour ou contre les propos de la chanson L’attente et de son controversé vidéoclip tourné récemment au Maroc, que l’on soit d’accord ou non avec la volte-face du rappeur qui a retiré le clip de la Toile (si une telle chose est possible) et décidé de ne pas mettre la pièce sur son prochain album, la réflexion demande un effort d’empathie.

Comme Manu, qui a passé sa carrière à se mettre dans la peau des autres, et ce, peu importent les allégeances (vendeur de dope, assisté social, musulman, soldat, insurgé, prostitué), il faut entrer dans la tête du rappeur pour comprendre ses décisions.

«L’humain me fascine», confie Manu Militari au cours d’une longue entrevue d’une heure, la seule qu’il accordera à la presse écrite au sujet de L’attente, une chanson dans laquelle un rebelle Afghan s’attaque à un convoi militaire canadien. «Tu sais, je peux écouter le récit d’un soldat de la Deuxième Guerre mondiale pendant des heures. Je ne juge personne. J’adore entendre et raconter de bonnes histoires. Mes textes ont toujours cherché à exposer les motivations de tous et chacun, mais cette fois, j’ai défendu l’indéfendable. J’ai été naïf. J’aurais peut-être dû être moins direct, plus suggestif, mais je voulais écrire une chanson coup-de-poing», explique celui qui a passé une bonne partie de sa vie à voyager (Inde, Europe de l’Est, Soudan). Il était d’ailleurs en Égypte il y a un an à peine, lors du printemps arabe et de la chute de Moubarak.

Croire que le Montréalais glorifie le terrorisme est faire fausse route et relève d’une méconnaissance de son œuvre. Dans Ryan, une pièce de son deuxième disque, Crime d’honneur, récipiendaire du Félix de l’album hip-hop de l’année en 2010, il se glissait dans les bottines d’un soldat américain ayant trouvé la paix intérieure au sein de l’armée et de sa routine. À l’époque, plusieurs militaires lui avaient confié s’être reconnus dans le texte. Quelques civils lui avaient même dit que Ryan leur donnait le goût de s’enrôler, ce qui n’était pas le but.

Or cette fois, de nombreux soldats, des membres de leurs familles et quelques simples citoyens ont invectivé le MC. Manu Militari a compris qu’il était allé trop loin lorsqu’il a reçu ses premières menaces. «Avant d’être rappeur, je suis le père de deux enfants. Sentir que sa famille et la stabilité de son noyau sont en danger à cause de sa carrière musicale, c’est assez pour avoir le goût de tout abandonner.»

Manu Militari réalise qu’il se trouve dans une impasse. Jamais sa verve ne convaincra Sun News ou Éric Duhaime que sa compassion relève avant tout d’une idéologie pacifiste. Pas certain non plus que ses fans les plus vindicatifs lui pardonneront d’avoir retiré le clip devant la pression populaire et celle du ministre du Patrimoine James Moore qui aimerait voir Musicaction couper ses subventions au rappeur. «Je ne cherche pas d’appuis. La vie m’a appris à ne compter que sur moi-même. Parce qu’ils projettent leur combat en moi, de nombreux fans ne me comprennent pas. Ils voudraient que j’incarne coûte que coûte leurs convictions, alors qu’eux-mêmes ne mènent pas concrètement le combat qui les anime. On me demande d’être radical, de me battre, mais je préfère choisir moi-même mes combats.»

S’il a retiré le vidéoclip, une réaction d’abord surprenante considérant les nombreux textes de Manu Militari vantant ses inébranlables positions, c’est qu’il croit le combat perdu d’avance. «J’ai songé à entreprendre des poursuites pour diffamation contre certains chroniqueurs. Mais ça me donnerait quoi? Des mois d’énervement? Si je les attaque en justice, ces gens qui possèdent d’importantes tribunes médiatiques vont me démolir. On sortira contre moi tout ce que j’ai pu dire dans mes propres chansons. Ce sera interprété tout croche, et on me démonisera aux yeux du public», soutient Manu tout en précisant qu’il finirait inévitablement par haïr ses adversaires. «Et ça, j’ai déjà donné. Mon album Voix de fait (2006) a été composé dans un sentiment puissant de haine dont j’ai réussi à me départir avec le temps. Combattre la censure et la liberté d’expression n’est pas, pour l’instant, ma priorité. Comme tout le monde, je veux aller reconduire mes enfants à la garderie sans devenir un paria de la société. Et si mes fans ne peuvent pas comprendre, tant pis, j’arrêterai le rap. J’irai écrire un livre, bien pénard, sur une plage de Madagascar. Et ce n’est pas une blague.»

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Vous l’aurez deviné, je signerai désormais une chronique hebdomadaire dans les pages de Voir. Utiliser ce premier espace pour vous parler de moi ou de ma soif de bonne musique aurait été de mise, mais j’ai en horreur les journalistes/chroniqueurs qui se placent devant leur sujet. La seule chose que vous apprendrez sur moi cette semaine: il m’est arrivé de siéger à un jury de Musicaction et je possède dans ma garde-robe un chandail de Manu Militari. C’est bien assez. Trop même.