Faire sortir le méchant
Mots croisés

Faire sortir le méchant

Oubliez le romancier jovialiste de Fanfan ou de L'île des Gauchers. Le nouveau Alexandre Jardin, dont le nom a toujours évoqué le verbe sourire plus que le verbe réfléchir, n'a rien de guilleret.

Vichy, mi-juillet 1942. Dans les bureaux de l'hôtel du Parc, centre nerveux du gouvernement collaborationniste français, on cautionne l'inconcevable: sous la direction du secrétaire général de la police René Bousquet, la police française va procéder à l'arrestation de milliers de juifs à leur domicile, répondant aux exigences des autorités allemandes.

La rafle du Vél d'Hiv, c'est sous cette appellation que va passer à l'histoire cet épisode, l'un des plus sombres de la Deuxième Guerre mondiale.

Plus de 13 000 juifs, dont 4051 enfants, seront faits prisonniers sans aucune forme de procès. Des gens vivant en France arrêtés par des Français, pour la plupart entassés dans le Vélodrome d'Hiver, à Paris, puis "confiés" aux soins des Allemands qui ont déjà décidé de leur destination finale: les chambres à gaz.

Des gens très bien nous ouvre les portes de cet hôtel du Parc, où ouvrent le chef du gouvernement du maréchal Pétain, Pierre Laval, ainsi que son directeur de cabinet, Jean Jardin. Le grand-père d'Alexandre. Lequel a mis des années avant de dire et surtout d'écrire combien cet "héritage" le hantait – dans son livre, il met même sur le compte de ce malaise profond son côté rigolard, aimant fuir dans la fantaisie.

Après la guerre, Jean Jardin n'a pas été cloué au pilori comme tant d'autres "collabos". L'homme était habile, il a laissé peu de traces, a su ne pas se trouver au mauvais endroit au mauvais moment. Et puis son fils Pascal Jardin, dit le Zubial, père d'Alexandre, allait beaucoup contribuer à ce que la société française ne soit pas trop dure avec lui. En 1978, il publie Le Nain jaune, un livre qui gomme le passé de son père en en faisant le personnage central d'un récit burlesque qui va faire un malheur en librairie. "D'un passé effroyable, le magicien Pascal Jardin tira une fête des mots; en mettant de la couleur là où, dans notre passé familial, il y avait plus de noir que de blanc."

Trente-deux ans plus tard, Alexandre passe par-dessus les scrupules et la peur de blesser son clan. Il se montre intraitable avec ce grand-père adoré (1904-1976), autrefois "principal collaborateur du plus collabo des chefs d'État français".

Au Québec, on appelle ça faire sortir le méchant.

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La parution de ce livre cause, en France, beaucoup de remous. Près de 70 années ont beau avoir coulé sous les ponts de Paris, l'épiderme national est, en la matière, encore très sensible.

Le 12 janvier dernier, le quotidien anglais The Guardian publiait d'ailleurs sur son site Internet une réplique d'Alexandre Jardin à ceux, nombreux, qui descendent son livre en flammes. "La France est un curieux pays, écrit-il. On peut y parler de tout: de la pédophilie, des passions les plus inavouables mais pas du déshonneur de nos familles pendant la Seconde Guerre mondiale."

Quelques jours plus tard, en entrevue chez Christiane Charette, le romancier réputé fieffé blagueur paraissait constamment au bord des larmes, bouleversé d'avoir remué ces cendres pas tout à fait éteintes et d'assister à la polémique suscitée.

Pour ma part, j'ai lu ce livre habité d'un sentiment trouble, incapable de ne pas penser toutes les trois lignes à mon grand-père à moi, membre actif de la Résistance, dont j'ai déjà parlé dans cette chronique. Maillon important du réseau Johnny, chargé d'orchestrer une radio clandestine dans la France occupée, André Malavoy a été fait prisonnier en février 1942 et a passé 39 mois dans les camps de concentration nazis. Dont il est miraculeusement sorti vivant, évidemment, sans quoi je ne serais pas en train d'écrire ces lignes. (Il a raconté cette histoire à peine croyable dans La mort attendra, un livre paru en 1961 et réédité en 2009 chez Typo).

J'ai été très près de lui jusqu'à sa mort en 2005, à 90 ans, et souvent je me suis demandé comment j'aurais réagi si j'avais appris qu'il avait fait d'autres choix, au début des années 1940.

J'aime entendre parler Alexandre Jardin d'une lucidité nécessaire, même si elle s'accompagne de douleurs. J'aime beaucoup moins l'entendre parler de sa "honte de posséder l'ADN d'un homme qui collabora au plus haut niveau".

Il n'est pas responsable de ce qu'a fait – et surtout pas fait – son papi il y a 70 ans, comme je ne suis pas quelqu'un de mieux parce que mon papi à moi a rejoint le bon camp à la même époque.

Mais lui comme moi sommes responsables d'une chose: nous devons comprendre ce qui s'est produit durant cette ère de démence collective, et le rôle que chacun y a joué. Qu'il appartienne ou non à notre famille.

Plus encore: nous sommes responsables d'éviter la mise en marche de ces funestes mécanismes qui, dans les cas extrêmes, donnent à des gens jusque-là très bien des visages de monstres.

Des gens très bien, d'Alexandre Jardin. Éd. Grasset, 2011, 304 p.