Mots croisés

Un Québécois sur deux

La batèche ma mère c’est notre vie de vie
batèche au cœur fier à tout rompre
batèche à la main inusable
batèche à la tête de braconnage dans nos montagnes
batèche de mon grand-père dans le noir analphabète

On sait très exactement d’où vient ce dernier vers, parmi les plus connus de Gaston Miron. Dans la biographie qu’il vient de lui consacrer, Pierre Nepveu raconte l’épisode: un soir, alors que le jeune Miron lit les comics dans les journaux de son père, Maxime Michauville, son grand-père maternel, passe derrière lui et souffle: «Moi, je donnerais toute ma vie pour savoir lire et écrire. Tu sais, quand on ne sait pas lire ni écrire, on est toujours dans le noir.»

Ce grand-père adoré mais dépourvu devant les mots a longtemps hanté Gaston Miron, lui devenu l’un des plus grands artisans québécois du langage. Conscient du pouvoir de l’écrit, de sa capacité à fixer les idées, les émotions, il avait certainement un mal fou à imaginer une vie qui en soit privée.

Pour la plupart d’entre nous, nul besoin de remonter loin dans l’arbre généalogique pour trouver des cas d’analphabétisme. Il y a trois ou quatre générations, la maîtrise de l’écrit et de la lecture était encore réservée à quelques-uns. Si on remonte plus loin, la nuit s’étend.

En plaçant à la une la statistique affolante selon laquelle un Québécois sur deux1 n’en est pas encore sorti de cette nuit-là, nous avons voulu rappeler à quel point le problème n’appartient pas au passé.

49% d’entre nous ne liront pas ce journal. Pourquoi? Parce que 16% d’entre nous ne savent pas lire du tout, et qu’un autre 33% lit mais a un mal de bloc au bout de quelques lignes. Des analphabètes fonctionnels, ça s’appelle. Au-delà d’un court texte (un menu de restaurant, un entrefilet), ils se sentent comme moi au bout d’un paragraphe d’italien: une aspirine, svp.

J’en entends certains dire: «Oui bon, d’accord, mais on parle surtout des personnes âgées ici…» Tout faux: parmi les 49%, plus de 40% ont entre 16 et 46 ans. On est loin du CHSLD.

Je sais, tout ceci est difficile à croire. Il s’agit pourtant de chiffres vérifiés et revérifiés, tirés d’une très sérieuse étude internationale (réf. plus bas) et repris par la Fondation pour l’alphabétisation.

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Dans le texte inédit qu’elle signe pour nous cette semaine, Marie-France Bazzo, porte-parole de la Fondation pour l’alphabétisation, sonne plusieurs de ces cloches qu’on préférerait ne pas entendre. Elle parle entre autres du mal invisible que représente l’analphabétisme, qui pourrait nous donner l’impression que les analphabètes ne sont qu’un chiffre, alors qu’ils sont au beau milieu de nous. Qu’ils sont une partie importante du nous québécois, en fait.

Dans cette édition, que nous avons voulue traversée par la thématique, vous trouverez aussi un entretien avec Maryse Perreault, présidente-directrice générale de la Fondation, et une chronique de Nicolas Dickner en lien avec le sujet. Nicolas Dickner dont nous venons d’ailleurs de rassembler, sous le titre Le romancier portatif, 52 des meilleures chroniques, un projet né d’une collaboration avec les éditions Alto et les Imprimeries Transcontinental, dont les profits seront remis à la Fondation pour l’alphabétisation. Un livre splendide, en vente dans toutes les bonnes librairies.

Vous pourrez lire aussi, en section livres, les propos de quelques écrivains présents au Salon du livre de Montréal, qui nous ont donné leur avis sur la question. Je laisse d’ailleurs les derniers mots à l’un d’entre eux, Denis Vaugeois: «Tout le monde d’une certaine génération a la même histoire à raconter: il n’y avait pas de livres chez eux. Aujourd’hui, il y a de bonnes bibliothèques partout. La bibliothèque prolonge l’école. S’il n’y a rien après les heures de classe, les jeunes tombent dans le vide.»

149% de la population active (16 à 65 ans), selon l’Enquête internationale sur l’alphabétisation et les compétences des adultes (EIACA) menée en 2003.