Prise de tête

Liberté d’expression, j’écris ton nom

Dans l’affaire du film L’innocence des musulmans et dans celle des caricatures de Charlie Hebdo, qui a suivi, on a eu tendance, non sans raison, à voir se rejouer un vieux conflit entre deux manières de penser la morale et de décider comment agir.

D’un côté, on trouve des partisans de la défense d’un principe, celui de la liberté d’expression; de l’autre, des gens demandant qu’on prenne en considération, au cas par cas, les circonstances et les conséquences de l’application de ce principe. Les premiers applaudirent à la publication des caricatures et à la diffusion du film; les seconds ont eu tendance à les déplorer.

Il y a pourtant ici un moyen terme à déployer, celui d’un attachement au principe, mais non absolu parce qu’il garde un œil sur les conséquences. Or justement: au nom de celles-ci, au nom de ce qu’entraînerait pour tout le monde le recul du principe de la liberté d’expression, il me semble qu’on devrait le défendre, même dans ces cas – dont il faut reconnaître qu’ils ne sont pas faciles: ce film est bête et ces caricatures, inopportunes, mais il ne faut pas les censurer.

D’autres, cependant, soutiennent que la religion échappe, au moins en partie, à ce que protège le principe de la liberté d’expression: celui-ci ne pourrait donc être invoqué dans des cas comme ceux du film et des caricatures. On soutient en effet que le blasphème n’est pas une forme d’expression protégée. Et il est vrai que depuis quelques années, des organismes comme l’OCI (Organisation de la Conférence islamique) ont promu cette idée jusqu’à l’ONU et non sans un certain succès. J’ai toutefois une mauvaise nouvelle pour ces personnes: l’ONU a confirmé en 2011 que «les interdictions des manifestations de manque de respect à l’égard d’une religion ou d’un autre système de croyance, y compris les lois sur le blasphème, sont incompatibles avec [les droits de l’homme] (Observation générale no 34)». C’est une excellente nouvelle.

Puis-je dire ici le fond de ma pensée? Il faut défendre non seulement le droit, mais aussi le devoir de blasphémer, ce qui signifie déboulonner les certitudes, moquer les pouvoirs et ramener à leur échelle humaine des systèmes de croyances dangereux à proportion qu’ils oublient leur origine. Et les croyances religieuses ne devraient en aucun cas, comme le dit l’ONU, recevoir un traitement préférentiel sur ces plans.

Il reste toutefois une dernière ligne de défense à qui voudrait pour ces deux cas limiter la liberté d’expression. Elle consiste à arguer qu’ils sont des incitations à la haine. Ce grief est sans doute dans les présentes affaires le plus plausible et le plus sérieux argument pour limiter la liberté d’expression, et il mérite d’être examiné avec soin.

En fait, le grand chantre de la liberté d’expression, John Stuart Mill, avait soulevé une question semblable et conclu que si on peut écrire dans un journal que les producteurs de grains affament les pauvres, on ne peut invoquer la liberté d’expression pour le clamer à une foule en colère devant le domicile d’un producteur de grains. Plus près de nous, on a, avec raison, condamné à la prison les dirigeants de la Radio Télévision Libre des Mille collines, au Rwanda, pour incitation au génocide.

Mais justement, il me semble que ce dernier cas n’est pas comparable à celui du film ou des caricatures, pour les trois raisons qu’a bien mises en évidence Jonathan Heawood, du PEN de Grande-Bretagne: (1) la Radio rwandaise était en effet en position d’autorité et son appel à passer aux actes était susceptible d’être entendu; (2) les gens risquaient d’agir selon ce qui leur était dit; et (3) le contexte et l’environnement étaient favorables à ce passage à l’acte. Ces trois conditions, qui doivent être conjointement présentes pour qu’il y ait lieu de limiter la liberté d’expression en arguant qu’on est dans un cas d’incitation à la haine, ne sont pas réunies dans l’affaire du film ou des caricatures. Par exemple, les caricaturistes de Charlie ne sont pas en position d’autorité et ils ne commandent aucune action – même si on peut arguer que le contexte est, hélas et malgré eux, favorable à de tragiques débordements dont ils fournissent l’occasion.

Au bout du compte, je plaide pour qu’on mette le plus grand soin à préserver le principe de la liberté d’expression pour lequel tant de gens ont lutté et en certains cas sont morts. Mais je plaide aussi pour qu’on cultive la vertu de ne pas s’offenser de tout et de n’importe quoi ainsi que le sens du respect d’autrui. Car s’il est permis et parfois souhaitable et même, comme je le maintiens, nécessaire de dire des choses que d’autres jugeront offensantes, il n’est pas toujours obligatoire de les dire, ni de les dire n’importe quand et à n’importe qui.

J’en reviens par là à mon idée de départ: un attachement quasi absolu à un principe n’interdit pas de garder un œil sur les circonstances et les conséquences de son application.