Prise de tête

La guerre 2.0

Un homme est assis devant ce qui ressemble, et c’est voulu, à une console PlayStation. Sur l’écran, on voit l’image d’une femme qui joue avec des enfants dans la cour d’un immeuble. Quelques minutes s’écoulent. Les enfants partent vers la rue. Sans doute s’en vont-ils à l’école.

L’homme, qui attendait ce moment, appuie alors sur un bouton et l’immeuble explose. Plusieurs personnes – mais combien? – s’y trouvaient et des morceaux de corps sont éparpillés un peu partout, parmi les décombres et jusque dans la rue, où la bombe a fait deux autres victimes. L’homme ne gagne cependant pas de points. Il ne s’agissait pas d’un jeu vidéo. Cet homme est en fait un soldat qui pilote à distance, depuis le Nevada, un avion sans pilote appelé drone avec lequel il vient de détruire, au Pakistan, un immeuble réputé abriter des terroristes.

Bienvenue dans le monde high-tech de la guerre 2.0.

Obama a massivement accru le recours aux drones, de sorte qu’on ne capture plus pour les traduire en justice de présumés coupables (de terrorisme, le plus souvent): on les assassine à distance. Combien de personnes sont mortes ainsi, au Pakistan, en Afghanistan, en Somalie et ailleurs? Difficile à dire, puisqu’on garde grandement secrètes ces opérations. Mais cette semaine, le sénateur Lindsey Graham (Caroline du Sud) a avancé le chiffre de 4700 personnes – parmi lesquelles on trouve des cibles, certes, mais aussi, sans l’ombre d’un doute, des civils innocents et des enfants.

De plus en plus de pays investissent dans ces drones, qui pourraient, bien entendu, servir à des tâches socialement utiles – et cela se fait parfois; mais les drones servent surtout, vous l’avez deviné, à des fins militaires. Quelques pays possèdent assurément des drones: les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France, la Turquie et Israël; on est dans le flou pour plusieurs autres, dont la Chine et la Russie.

Cette relativement nouvelle donne pose des problèmes sur lesquels les politiciens, les journalistes, les intellectuels et le public demeurent depuis trop longtemps peu loquaces, pour toutes sortes de raisons. L’une d’entre elles, déjà évoquée, est cruciale: ce qu’on fait avec ces drones reste largement secret et peu connu du public.

On doit pourtant s’interroger sur ce que ces appareils signifient. Pour les conventions relatives à la guerre, pour commencer: leur nouveauté est telle qu’ils nous font pénétrer dans une zone possiblement inconnue et qui risque de bouleverser nos repères et de nous obliger à repenser bien des choses. Faut-il écrire une Convention de Genève 2.0 adaptée à la guerre 2.0?

De plus, les drones nous interpellent non seulement pour les guerres menées à l’étranger, mais aussi pour les activités de surveillance interne qu’ils accomplissent. Et on n’a pas fini d’être étonnés, car toutes ces questions que ces engins nous posent seront encore complexifiées quand ce ne seront plus des humains, mais des robots qui contrôleront les drones – ce qui, dit-on, arrivera un jour.

Sur le plan juridique, on doit encore se demander depuis quand il est permis d’assassiner des gens présumés coupables sans les arrêter et tenir un procès. La Magna Carta ne tiendrait-elle plus depuis l’arrivée des drones? On est ici, il me semble, en plein crime d’État.

Il y a enfin toute une série de questions éthiques que les drones obligent à poser. Un philosophe a récemment fait parler de lui, surtout dans le monde académique, en soutenant que le recours aux drones non seulement était défendable, mais constituait un impératif moral. Son argumentaire est, pour l’essentiel, qu’ils minimisent le risque pour les civils et pour les combattants.

Cette position est pour le moins discutable, d’autant qu’elle présuppose que les drones sont utilisés dans le cadre de ce que les philosophes appellent une guerre juste; or, il est loin d’être évident que ce soit typiquement le cas. De plus, cet argumentaire nous conduira peut-être devant cette cruelle ironie que redoute l’éthicien Peter Singer: en donnant l’impression de réduire le nombre des victimes de guerre, les drones vont nous conduire à plus de guerres et, peut-être, à plus de victimes.

Ces questions et plusieurs autres doivent être posées, attendu que le nombre de drones produits et en service est en croissance exponentielle et que cette tendance va certainement se poursuivre.

Et n’allez surtout pas croire que toute cette histoire ne nous concerne pas. Le recours aux drones, au Canada, est au mieux une affaire de temps – et j’aimerais vraiment pouvoir vous dire clairement quelles sont nos politiques publiques actuelles sur cette question et les intentions du gouvernement Harper pour l’avenir; mais l’information sur ce sujet reste fragmentaire. Cependant, à en croire le Winnipeg Free Press de la semaine dernière, l’armée canadienne demande en ce moment qu’on débloque un milliard de dollars pour l’achat de drones, militaires et civils, un achat dont elle fait une priorité. On le voit: il y a urgence à diffuser de l’information et à tenir un débat public sur tous ces enjeux.

En fouillant ce dossier, je me suis rappelé Homère. Dans l’Iliade, en effet, les guerriers grecs ne cachent pas leur mépris pour Pâris: c’est que ce dernier utilise un arc et des flèches. À leurs yeux, combattre de la sorte, à distance et relativement sans risque, est le fait d’un lâche et indigne d’un vrai soldat, qui se bat à armes égales et surtout face à face.

Pâris serait étonné de sa descendance, depuis les arbalètes, les canons… jusqu’aux drones.

Mais, à défaut de pacifistes, où sont nos guerriers grecs?