Prise de tête

Devoir de vacances: améliorer l’espèce?

Il vous est peut-être déjà arrivé de déplorer l’immensité de la bêtise humaine et de souhaiter que vos contemporains soient moins stupides ou moins méchants.

Eh bien, il se trouve en ce moment, en science et en philosophie, des gens qui pensent que l’amélioration intellectuelle et l’amélioration morale de l’espèce, non seulement sont souhaitables, mais seront bientôt possibles. Certains avancent même l’idée qu’elles seront nécessaires.

Plus précisément, ces personnes pensent que des formes nouvelles et radicales d’amélioration biotechnologique des êtres humains seront sous peu de véritables et révolutionnaires possibilités et qu’il nous faut les saisir, la survie de l’espèce pouvant bien passer par là. Je m’attarderai ici au cas de l’amélioration morale de l’espèce.

L’argument commence en rappelant que l’évolution nous a fait moralement adaptés à un monde qui n’existe plus. Nous avons en effet longtemps vécu en petites bandes (de quelque 150 personnes, dit-on) sur des territoires restreints; et c’est dans ce contexte que nos dispositions morales ont été façonnées.

Nous sommes pour cette raison altruiste, mais notre altruisme décroît avec l’éloignement: nous coopérons, mais plus volontiers avec des proches, nous nous sentons personnellement responsables d’effets visibles que nous causons, mais très peu d’effets produits en groupe ou d’effets lointains. Et ainsi de suite.

Pour notre plus grand bien, mais aussi pour notre plus grand malheur, nous avons acquis, grâce à nos capacités intellectuelles, un extraordinaire pouvoir sur le monde, au point où nous pouvons désormais le détruire un nombre incalculable de fois. Nos nombreuses technologies deviennent toutes de plus en plus puissantes et ce phénomène, qui s’est accentué dramatiquement depuis un demi-siècle, nous permet de nous déplacer, de nous nourrir, de nous soigner, de nous renseigner et ainsi de suite, de plus en plus efficacement.

Hélas, nos capacités morales n’ont pas suivi et cela a des conséquences catastrophiques. Nous sommes en quelque sorte des chasseurs-cueilleurs des savanes plongés dans un monde de haute technologie qui produit des effets inédits, globaux, et qui ne concernent plus seulement le petit territoire où vivaient 150 personnes qui se connaissaient et se croisaient; et notre cerveau n’est pas adapté à cette nouvelle réalité.

Un exemple aidera à mieux comprendre.

Imaginez nos 150 personnes devant partager les produits de leurs chasses. La ressource est limitée et ils doivent donc coopérer. Pour cela, ils se surveillent mutuellement et s’assurent, ce qui est immédiatement visible, que personne ne prend plus que sa part ou ne prend de part sans partager ensuite à son tour, quand c’est lui qui tue une proie. Ils apprennent aussi à coopérer pour qu’une ressource commune rare (un pâturage, par exemple) soit utilisée de manière rationnelle, au bénéfice de tous et sans être épuisée — ce que les économistes appellent la tragédie des biens communs est ainsi résolue — et cet ensemble de dispositions et de normes morales est encore aujourd’hui inscrit en nous.

Pensons à présent à des phénomènes contemporains comme la pollution, la pauvreté à l’échelle planétaire ou le réchauffement climatique. Les mêmes problèmes, dont celui des biens communs, s’y posent. Mais les effets, cette fois, ne sont pas immédiats ou immédiatement observables; ils ne sont pas assignables à un individu, mais résultent d’innombrables actions qui ont pour la plupart des effets négligeables; ils sont globaux et affectent des milliards de personnes, inconnues les unes des autres.

Vous l’avez compris: certains concluent que nos normes et nos dispositions morales ne conviennent plus pour faire face à ce type de problème. Or, ajoutent-ils ensuite, on peut espérer que des biotechnologies pouvant procéder à une amélioration morale de l’espèce seront bientôt disponibles, et nous devrions y avoir recours. Certains ajoutent: à défaut de quoi, nous disparaîtrons.

Bien des questions se posent alors. Ces technologies sont-elles réellement possibles et prochaines? Le cas échéant, est-il judicieux d’y avoir recours?

On dit que ces technologies sont à portée de main. Je n’ai pas de compétence pour en dire plus, sinon qu’on a récemment fait grand cas de la découverte d’une hormone qu’on retrouve chez les mammifères et qui agit comme «neuromodulateur» dans le cerveau, un peptide (c.-à-d. un polymère d’acides aminés reliés entre eux par des liaisons covalentes) appelé ocytocine et qu’on a parfois présenté comme la «molécule de la morale», ce qui ressemble à de l’hyperbole.

Quoi qu’il en soit, advenant que soient trouvés ou développés des produits permettant de rendre les gens altruistes, capables de se préoccuper des effets à long terme de leurs actions, de penser à leurs effets sur des gens très éloignés d’eux dans l’espace et dans le temps (les générations futures), devrions-nous y avoir recours? Peut-on dire que nous le faisons déjà, quoiqu’à une échelle bien plus petite — avec le Ritalin ou des substances semblables, peut-être? Ces questions ont commencé à être discutées dans des ouvrages et des articles savants suscitent de vives controverses.

Qu’en dites-vous?

Question supplémentaire, juste pour jaser: et si jamais cette drogue d’amélioration morale était en quantité limitée, qui devrait la prendre en priorité?

Intéressé(e) par ce sujet? Vous aimerez sans doute: SAVULESCU, J. et PERSSON, I., Unfit for the Future: The Need for Moral Enhancement, Oxford University Press, Oxford, 2012.