Prise de tête

L’autodéfense intellectuelle avec Jacques Prévert

Jacques Prévert est mort il y aura 37 ans le 11 avril. Il est depuis toujours mon écrivain préféré.

Tout le monde ou presque connaît quelques-uns de ses poèmes tendres, drôles ou virulents; ou quelques-unes de ses chansons (comme Les feuilles mortes); certains savent également qu’il a été le dialoguiste ou le scénariste de films magnifiques; d’autres, moins nombreux, savent aussi qu’il a signé de superbes collages. 

Mais on sait sans doute moins que dès la fin des années 1960, et donc bien avant que ce ne soit très à la mode, Prévert s’est, avec un mélange d’amusement et d’inquiétude, penché sur les médias. Il l’a fait à sa manière bien particulière, en poète, et en s’intéressant donc au langage qu’on utilise dans ce qu’il appelait parfois les messes-médias. Il en résulte une manière d’enrichissant et ludique petit cours d’autodéfense intellectuelle.

Avant d’en rappeler quelques leçons, un mot sur le contexte de ce travail. 

Prévert n’aime pas tellement (le mot est faible…) théoriser sur la poésie et la littérature; il ne raffole pas de ceux et celles qui le font, surtout si c’est fait de manière pédantesque; et il ne fréquente guère les revues où cela se pratique. Et c’est justement pour tenter d’obtenir enfin un entretien avec Prévert qu’une revue lui envoie, pensant le séduire, le jeune fils d’un de ses anciens amis en 1968.

Prévert va avoir une réaction inattendue et va suggérer à ce jeune inconnu, André Pozner, venu lui demander un entretien pour un média, d’avoir plutôt avec lui des conversations sur les médias! Le fruit de leur collaboration paraît en 1972, sous le titre «Hebdromadaires». Prévert, l’incomparable parleur, s’y montre au quotidien, paré de toutes ses plumes, et s’en prend à ses habituelles bêtes noires: la bêtise, l’armée, la religion, les politiques, les bien-pensants de tout poil, le mercantilisme, le sensationnalisme et bien d’autres encore. 

Le poète, grand travailleur sous ses dehors bohèmes et indolents, lit depuis toujours assidûment journaux et magazines, dans lesquels  comme notre Léo-Paul Lauzon  il découpe ce qui lui plaît ou ce qui le met en colère. Il lit beaucoup, et lit en plus très vite, ce à quoi l’avait préparé un travail fait durant sa jeunesse: découper pour des gens riches et célèbres ce qui se disait sur eux dans les médias écrits.

Que nous suggère-t-il pour être des lecteurs (ou des auditeurs) plus attentifs et plus critiques? Comme je l’ai dit, ses stratégies sont celles d’un poète qui connaît l’immense pouvoir des mots. Il propose donc ce qu’il appelle une «machine à lessiver le langage». 

En voici des exemples. 

Quand un illustre écrivain parle de «notre France» en utilisant le «nous», Prévert, décelant sans le nommer un sophisme de composition, demande avec raison: «Qui c’est ça, nous?»

Il accorde une grande attention aux expressions toutes faites, ce qui, parfois, ouvre à la pensée d’étonnantes perspectives. Si un journaliste écrit par exemple qu’il est «temps de mettre fin à la guerre du Vietnam», Prévert suggère que celui-ci pensait peut-être qu’il était à une époque temps de la commencer. Il remarque encore que lorsque quelqu’un commence en disant «Pour parler franchement», c’est peut-être justement – prudence!  qu’il s’apprête à mentir.

Il repère dans les médias des questions qui ne sont posées que de manière rhétorique et qui n’appellent pas de réponse puisque la réponse est présumée aller de soi. Rien de mieux, alors, suggère le poète, que de répondre à de telles questions. Donnons un exemple, entièrement fictif: «Quel pays refuserait d’exploiter son gaz de schiste?» Je vous laisse répondre… 

Il remarque aussi qu’à propos de certaines affirmations péremptoires, il est parfois intéressant de demander à quelle question elles peuvent bien répondre. Bref, si d’un côté certaines fausses questions méritent de vraies réponses, de l’autre, il est aussi de fausses réponses qui méritent de vraies questions. Je vous laisse le soin d’en trouver un exemple…

Enfin, il suggère qu’il arrive que la langue médiatique, comme la langue académique, dans un exercice de pseudo profondeur, complexifie à outrance et inutilement ce dont il est question et obscurcit plutôt que d’éclairer le débat public. Bien des mots se terminant en –isme sont alors l’objet de ses moqueries, comme ce «tubisme» dont le peintre Mathieu se dit l’inventeur et qui consiste, «comme chacun sait, à presser les tubes de peinture entre le pouce et l’index».

Le langage permet par là de produire des effets sur autrui: c’est la vieille leçon de la rhétorique que Prévert retrouve. Mais il remarque aussi, retrouvant par là le riche concept d’idéologie, que par certains mots qui sont comme des impensés collectifs auxquels les journalistes (comme nous tous, parfois… ) ont spontanément recours, le langage, en quelque sorte, se joue de nous.

Prévert s’amuse alors à recenser les occurrences de certains de ces mots (notamment «apocalypse», à cette époque) qui sont comme des slogans, joue à débusquer leur inconsistance et à nommer ce que ces usages disent de nous, collectivement, et en particulier de notre soumission à une pensée dominante. Je pense qu’il s’amuserait follement aujourd’hui avec des mots comme économie ou emploi…

Merci, frère Jacques, de toutes ces années passées en ta lumineuse compagnie…