Prise de tête

Quand le chroniqueur est bien embêté…

Vous le savez sans doute: Joël Legendre et son conjoint ont fait appel à une mère porteuse (je simplifie). Celle-ci leur donnera deux petites filles au mois de juillet. Toute l’opération, semble-t-il, aura été payée par l’assurance maladie.

Cette histoire soulève de nombreuses questions, deux en particulier: celle de la légitimité du recours à des mères porteuses et celle de savoir à qui il revient, le cas échéant, de payer pour cela.

Ce sont des questions délicates auxquelles j’avoue ne pas m’être encore fait une tête. Il me semble toutefois que la position que l’on prendra dans ce dossier dépendra, au moins en partie, de notre adhésion à certaines valeurs, voire à certaines éthiques qui les systématisent. Les rappeler vous aidera peut-être à clarifier votre position.

Une personne qu’on peut appeler libertarienne aura tendance à dire que la liberté de choix des individus est ce qu’il faut respecter par-dessus tout, en ce cas comme toujours. Si la mère porteuse fait librement ce choix, si les futurs parents le font aussi, alors rien ne justifie d’interdire cette pratique. On voudra seulement, sans doute, qu’un contrat fixe les termes de l’entente et sans doute aussi que les frais soient assumés par les futurs parents.

L’Inde offre actuellement un exemple de cette réponse aux deux questions soulevées, puisque de nombreuses femmes y pratiquent le métier, légal et encouragé, de mère porteuse: elles touchent pour cela ce qui est là-bas un gros montant, mais qui représente, pour les futurs parents, une fraction de ce qu’ils paieraient dans leur pays pour ce service.

Un libertarien reconnaîtra qu’il faut surtout éviter que quiconque soit contraint d’accepter un tel contrat et qu’il est des cas où il est difficile de le déterminer  la pauvreté contraint-elle, par exemple? Mais, en gros, le libertarien s’en tiendra à cette défense de la liberté et ne découragerait donc pas le recours rémunéré aux mères porteuses.

Cette conclusion offusquerait une kantienne, qui maintiendra qu’il ne faut jamais, sous aucune condition, traiter un être humain comme un moyen, ce que revient à faire, selon elle, le recours à une mère porteuse. En conséquence, cette pratique devrait être interdite.

Il sera difficile de discuter longtemps avec une kantienne: sa position est ferme, mais surtout inconditionnelle. Mais une utilitariste proposerait autre chose, de nature peut-être à la troubler.

Selon elle, ce qu’il faut partout viser, dans des décisions de ce genre, c’est le geste qui procure le plus de «satisfaction» au plus grand nombre de personnes qu’affecte une action. Une mère porteuse heureuse de ce qu’elle fait, des parents heureux d’avoir un bébé: cela augmente le bonheur des personnes concernées sans nuire à personne. Il faut donc le permettre, quitte à en encadrer la pratique pour s’assurer que rien ne vient diminuer le ratio satisfaction/insatisfaction, ce qui peut être délicat. L’utilitariste pourra penser que cette pratique devrait être faite volontairement, sans rémunération.

Et elle pourrait raconter à la kantienne cette histoire, rapportée par Michael Sandel. À sa mort, on a découvert qu’un médecin américain pratiquant des avortements avait convaincu certaines femmes de mener à bien leurs grossesses, puis, en partie pour couvrir ses frais, avait vendu à des parents qu’il savait être de bonnes personnes, mais incapables d’avoir un enfant, le nouveau-né! Au nom de quoi s’opposerait-on à cette vente de bébé? Et si on ne le fait pas, pourquoi alors refuser les mères porteuses? Cette pratique devrait être bien moins condamnable encore que la vente d’un bébé!

Mais on pourra argumenter que ce qui augmente la satisfaction globale dans notre société est de dépenser nos sous – trop rares – à soigner des malades existants.

Là-dessus arrive une aristotélicienne. Elle commence par dire que si ce qui compte c’est la satisfaction du plus grand nombre, l’adoption le permet probablement bien mieux que le recours aux mères porteuses, puisqu’en ce cas les bébés (ou enfants) existent déjà et seront sans doute largement gagnants par cette pratique. Le raisonnement qu’elle avance ensuite est subtil.

Elle suggère qu’il faut penser à des questions de ce genre en tenant compte du bien que l’on souhaite chaque fois marchander et la fin que ce bien permet de satisfaire; et elle suggère ensuite que la pratique des mères porteuses, pour celles-ci, pour les bébés, pour les futurs parents, corrompt le bien en question: la maternité, la grossesse. Et elle suggère donc qu’il serait sage d’interdire cette pratique pour cette raison.

J’arrête cette trop brève énumération.

Et votre serviteur?

Je le redis: je pense qu’on est devant quelque chose de décidément très complexe, où se jouent des questions immenses et d’autant difficiles qu’avec les avancées technologiques qui se profilent, personne n’a d’idée claire de ce qui s’en vient.

Une réflexion collective devra avoir lieu, soucieuse de traiter tout le monde équitablement. J’ose penser qu’on devrait y entendre des personnes comme celles que je viens de décrire, qui ont une position claire et argumentée, mais aussi des personnes indécises mais ouvertes, des personnes qui voudraient se faire une idée sur la question, qui conviennent qu’on doit prendre position, mais qui pensent aussi que la position adoptée (même l’interdiction, le cas échéant) devrait être assez souple pour permettre de s’adapter à des circonstances pour le moment insoupçonnées.

Quoiqu’indécis, je ne me compte pas au nombre de ces sages, faut-il le préciser… Merci de ne pas m’inviter sur ce comité: j’y serais aussi utile qu’une pelle sans manche!