Prise de tête

Le 6 juin 1944 et le tragique destin d’un homme d’exception

Je voudrais vous parler cette fois d’un de mes héros. J’ai trois bonnes raisons de le faire.

La première est qu’au moment où nous célébrons le 70e anniversaire du débarquement de Normandie, il convient de ne pas oublier cet homme qui non seulement a apporté une si grande contribution au succès de cette opération, mais a aussi tant fait, comme vous le verrez, pour devancer la fin de la guerre.

La deuxième est que ce génie hors de l’ordinaire exerce aujourd’hui sur nos vies, sur la vôtre comme sur la mienne, une influence considérable.

La troisième est que son histoire tragique, qui se terminait ces jours-ci il y a 60 ans, nous rappelle des choses qu’il ne faut jamais oublier.

Il s’appelle Alan Turing. Il est né à Londres en 1912. À l’école où il est pensionnaire, il découvre deux choses qui seront cruciales dans sa vie: son amour des sciences et des mathématiques et son homosexualité. Il tombe amoureux d’un autre élève, lui aussi attiré par les sciences et les mathématiques: mais celui-ci meurt subitement, laissant à Turing une immense et inguérissable blessure. Turing fait alors la promesse de tant réussir en sciences et en mathématiques que leurs deux noms ne seront jamais oubliés.

Il y est parvenu: cet élève s’appelait Christopher Morcom.

En 1935-36 (il a 23 ans!), Turing arrive à un extraordinaire résultat. On peut en donner une idée comme suit.

Imaginez un problème qui puisse être résolu par un algorithme, donc par une suite d’opérations, et que celui-ci soit traduisible en une séquence de zéros et de uns (en écriture binaire).

Imaginez encore qu’une machine composée d’un simple mécanisme puisse s’abattre ou se relever pour inscrire ou effacer des uns et des zéros. 

Imaginez enfin que cette machine soit alimentée par un ruban infini.

Cette étrange machine, depuis appelée machine de Turing, pourrait résoudre tous les problèmes de ce type. Elle est bien entendu abstraite et idéale, mais on peut concevoir d’en réaliser des exemples concrets, matériels.

Vous avez deviné: j’écris ce texte sur une machine de Turing matérialisée. Vous en possédez sans doute une vous aussi: ce sont les ordinateurs. Turing vivra assez longtemps pour participer à la création des premiers.

Il voit en outre aussitôt une conséquence possible de tout cela: si penser, et toutes les autres fonctions dites mentales sont des algorithmes, et si une machine peut les simuler, une machine pourrait penser et réaliser toutes ces fonctions mentales. Il imagine aussitôt un test qui permettrait de décider si une machine y est parvenue: c’est le fameux test de Turing. Une compétition fondée sur cette idée se tient chaque année depuis 1991: aucune machine ne l’a encore gagnée.

Nous voici en 1939 et la Deuxième Guerre mondiale éclate. Les nazis ont un atout majeur dans leur jeu: une extraordinaire machine à crypter les messages appelée Enigma. Elle est si complexe qu’ils sont persuadés qu’elle est inviolable. Turing fait bientôt partie d’une équipe chargée d’en percer les secrets.

Sa contribution à ce travail est fabuleusement grande: entre autres, il conçoit justement une machine, appelée la Bombe, qui teste à grande vitesse, mécaniquement, des hypothèses. Enigma sera décryptée. Les Allemands ne le soupçonneront pas, d’autant que c’est une possibilité qu’ils ne peuvent envisager. Grâce à ses précieuses informations recueillies, il a grandement contribué à la préparation du débarquement et à la victoire des Alliés.

En fait, on estime généralement que Turing et son équipe ont accéléré de plusieurs mois la fin de la guerre et donc sauvé un très, très grand nombre de vies. Tout leur travail est toutefois longtemps resté ultra-secret.

La guerre finie, Turing retourne à ses travaux et à la réalisation concrète de la machine qui porte son nom. Mais une chose terrible l’attend.

Ayant porté plainte pour un vol commis chez lui par une connaissance de son jeune amant, il subit un procès pour ce qui est alors un crime: l’homosexualité. Au terme de son procès, Turing doit choisir entre l’emprisonnement ou une sorte de castration chimique par traitement hormonal appliqué durant toute une année. Il choisira la deuxième option. Le traitement l’affecte profondément et lui fait même pousser des seins.

Turing reprend ses travaux. Mais comme il l’avait prédit, il n’est plus le même. Sa fin est tragique. Il se suicide le 7 juin 1954  il y a donc ces jours-ci 60 ans. La version la plus plausible des événements est celle-ci. Amoureux du film Blanche-Neige et les sept nains (il chantait souvent, dit-on, le passage où la reine trempe la pomme dans le poison…), Turing a injecté du cyanure dans une pomme dans laquelle il a ensuite croqué.

Le logo d’Apple renvoie sans doute à la pomme de Newton et à celle de la connaissance. Mais c’est aussi une pomme dans laquelle on a croqué: elle pourrait donc, pensent plusieurs, être également une référence à la mort du créateur de la machine de Turing, dont chaque ordinateur sur lequel se trouve le logo d’Apple est un exemple concret. Steve Jobs aurait affirmé qu’il aimerait tant qu’ils y aient pensé. Il me semble que c’est trop beau pour ne pas être vrai!

On l’aura compris: notre dette envers cet homme est incommensurable et les hommages se sont bien entendu multipliés depuis sa mort.

Mais ce devoir mémoriel de reconnaissance doit aussi s’accompagner d’un devoir de vigilance: certes, la situation de personnes homosexuelles n’est plus la même, mais, pour citer Bertolt Brecht, le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête.

Le pardon de la Reine a en tout cas été donné à Alan Turing le 23 décembre.

Je veux bien dire: le 23 décembre 2013…