Prise de tête

École et éducation à la sexualité: à vous de jouer

Nous sommes dans les bureaux du MELS.

On vous a convoqué parce que vous êtes une philosophe de l’éducation et que quelqu’un, étrangement, a pensé que vous pourriez être utile.

Cette personne, après vous avoir serré la main, désigne des gens assis autour d’une table et vous dit: — Nous sommes réunis pour envisager la question de ce cours d’éducation à la sexualité que nous songeons à remettre dans le curriculum. La chose semble aller de soi et nous pensons que l’actualité, comme la réalité sociale en général, nous l’impose. Songez en vrac à l’affaire Jian Ghomeshi; aux violences de toutes sortes, trop souvent banalisées, faites aux femmes; aux discriminations diverses et difficultés vécues par les communautés homosexuelle et transgenre; à la popularité grandissante de la pornographie auprès des personnes encore très jeunes et à ses probables effets; aux ITS, au SIDA, à la contraception, et j’en passe. Mais voilà: quand nous avons réuni un panel que nous pensons représentatif de notre société pour préciser ce que devrait contenir ce curriculum, comment il se déploierait dans le parcours scolaire et à qui il reviendrait de l’enseigner, de profonds désaccords que nous ne soupçonnions pas sont apparus. C’est pourquoi, en dernier recours, je l’avoue, nous avons pensé à vous pour nous aider à y voir plus clair. (À elle-même: Il faut vraiment être mal pris pour penser qu’une philosophe pourra nous aider…)

— Racontez-moi.

— Prenez ces deux-là, Pierre et Paul. Le premier insiste pour dire qu’il se méfie de toutes ces éducations à X ou à Y (l’environnement, le loisir, l’entrepreneuriat, et tutti quanti). Il répète qu’éduquer, c’est mettre en contact les élèves avec des savoirs fondamentaux qui sont compris et qui émancipent, et qu’en dehors de cela, on ne devrait plus parler d’éducation. Paul réplique qu’il y a des savoirs libérateurs à apprendre en matière de sexualité. L’autre répond que c’est parfois vrai, mais qu’on ne doit ni ne peut les aborder à l’école primaire ou secondaire, et que ce qu’on peut y transmettre, ce sont des savoirs élémentaires déjà vus en classe – de biologie par exemple –, des techniques et une certaine socialisation à nos mœurs et codes éthiques: tout cela relève alors de la socialisation et de la moralisation, mais pas de l’éducation. Ils n’en sont pas venus aux coups, mais presque!

— Je vois. Et ces gens, au bout de la table?

— Ah! Ceux-là! Il y a d’un côté des laïques. Mais certains sont d’accord avec Pierre et d’autres avec Paul. Devant eux, des religieux et des conservateurs laïques. Ils ne veulent pas de ce cours, qui empiète sur leur autorité parentale et sur les valeurs qu’ils veulent transmettre à leurs enfants. On a eu une longue discussion, inachevée, sur l’autorité de l’État en éducation et sur les droits de la collectivité sur les enfants. On ne s’en sort pas. D’autant que certains ne cessent de rappeler le danger d’endoctrinement selon eux inhérent à toute éducation à X ou à Y. Pierre sourit…

— Avez-vous invoqué qu’on puisse au moins transmettre dans ce cours le consensus social sur des valeurs communes? Ou encore le fait que nos principes politiques et juridiques d’égalité et de droit puissent justifier qu’on apprenne aux enfants à respecter toutes les valeurs et les pratiques qu’elles permettent?

— Bien entendu. Mais ils ont vite fait de rappeler que certaines de ces valeurs et pratiques les heurtent profondément (avec Claire, une personne très croyante, on a parlé sans fin de la moralité de l’homosexualité). Ils ont aussi soulevé la question du relativisme et ont prédit qu’on aura, avec pareil cours, tous les problèmes qu’on a eus avec celui d’Éthique et culture religieuse (ECR), pour les mêmes raisons.

— Et ces gens, là-bas?

— Ce sont les organisations professionnelles. Toutes assurent qu’il leur revient de donner l’éventuel cours, en tout ou en partie. Les profs de science, de littérature et d’ECR pensent qu’ils peuvent conjointement couvrir tout son contenu. Les sexologues assurent qu’il doit s’agir d’un nouveau cours et qu’il leur revient tout naturellement. Les travailleurs sociaux et les infirmières conviennent qu’il doit se donner dans les CLSC ou à l’école, mais hors des heures de classe: mais ils s’en disputent la propriété. Vous avez avec tout cela les principales options en présence et ce qui fait débat. Alors, votre avis?

— Je pense, pour commencer, que vous avez déjà fait de la philosophie, puisque celle-ci consiste souvent à voir des difficultés là où on croyait que tout était simple et allait de soi. Je vais me retirer pour réfléchir à tout cela. Mais avant, j’aimerais connaître les scénarios que vous avez envisagés durant vos échanges.

— On n’a pas de consensus sur les années de scolarité où devrait commencer et se terminer ce cours; sur son contenu; sur les titulaires de cet enseignement. Mais quatre grands modèles ont émergé. Le premier dit que tout cela n’a pas sa place à l’école – mais dit que le cours peut être offert ailleurs, voire qu’il devrait l’être: à la maison, au CLSC, par exemple. Le deuxième dit qu’il faut en faire un cours de connaissances factuelles en matière de sexualité, axé sur la santé des enfants: contraception, ITS et choses semblables seraient alors au programme. C’est trop court pour plusieurs, qui voudraient que ce cours fasse la promotion de l’autonomie en matière de sexualité et de respect, par connaissance de ce qu’ils sont, des choix d’autrui. Ah, oui! J’allais oublier. Devant cette proposition, qui soulève les passions pour des raisons que vous devinez, une autre chose est apparue: ce cours aborderait immanquablement des questions éminemment controversées et il sera difficile de former des gens pour traiter en classe ou ailleurs de tels sujets. De plus, si on accepte de traiter en classe de questions controversées en matière de sexualité, que répondre à ceux et celles qui disent que le créationnisme, par exemple, est une position controversée que des enseignant.e.s correctement formé.e.s doivent aborder en classe de biologie?

— Je vais me retirer et penser à tout cela, ce qui n’est décidément pas facile. Et je vous reviens…