Sentinelle

La succession des directions artistiques au théâtre: l’héritage venimeux

Amorcée par un discours polémique du metteur en scène Martin Faucher au franc-parler, la rencontre sur les enjeux des successions à la direction artistique des compagnies de théâtre, qui a eu lieu le 12 mars au Théâtre d’Aujourd’hui, a ouvert une discussion qui concerne plus largement la transmission des pouvoirs dans l’ensemble de notre société aux structures vieillissantes. «Dans un Québec à marde qui fait encore partie du pays dirigé par un perfide idéologue qui croit plus à ses prophéties bibliques qu’à nos visions artistiques, un Québec éternellement branleux qui ne reconnaît pas ses artistes de théâtre et n’a pas cru bon, depuis 10 ans, d’augmenter les budgets qui leur sont alloués, le théâtre est en pleine expansion, ce qui crée son malheur», lançait Faucher devant une salle comble de gens du milieu en verbe et librement réunis, inquiets devant la crise de financement que connaît le théâtre, sans augmentation de ses budgets depuis 2008. Le nombre de compagnies théâtrales et l’inflation n’arrêtent pourtant pas leur fulgurante ascension. Dans ce contexte fragile, plusieurs compagnies de théâtre songent à la succession de leur direction artistique, leurs chefs avançant en âge. Or, la situation soulève plusieurs questions, à commencer par celle de la pertinence de conserver ces compagnies. Certaines d’entre elles devraient-elles fermer pour donner la chance aux plus jeunes d’accéder à de meilleures subventions, ou devraient-elles pérenniser leurs structures et céder leur direction aux plus jeunes? Comment choisir un dauphin et déterminer les compagnies qui méritent de rester et celles qui doivent disparaître? Qui doit décider?

Des directeurs artistiques étaient invités à témoigner. Claude Poissant a expliqué l’avantage d’une passation des pouvoirs par la lente mutation qui consiste à codiriger une compagnie (il a invité Patrice Dubois en 2007 à se joindre à lui à la direction du Théâtre PàP). Olivier Kemeid (Trois Tristes Tigres) a pour sa part utilisé d’éloquentes métaphores, parlant de la direction d’une compagnie comme de la gouverne d’un bateau, insistant sur la difficulté de léguer cet engin façonné par son capitaine, avouant ne pas aimer le terme «transmission», lui rappelant la maladie, ni celui de «passation» ou de «legs», lui renvoyant l’image du trône. «Je préfère prendre que de me faire transmettre», a-t-il lancé, renvoyant à la célèbre phrase de Malraux: «L’héritage ne se transmet pas, il se conquiert.»

Léguer ou tuer?

Le nœud de la question se trouve peut-être là. N’est-ce pas le problème de toute une génération (dont je suis) qui espère parvenir à profiter des ressources qui ne se renouvellent plus, mais reste souvent trop polie et frileuse, comme l’a souligné Kemeid, pour se solidariser et utiliser le levier politique pour arriver à ses fins? Il faut dire que la question du legs est particulièrement épineuse, piquant le narcissisme de certains, obligeant à aborder les questions d’héritage et d’argent qui dérangent le Québécois, comme l’a si justement rappelé Alexis Martin, qui notait notre difficile rapport à la transmission et à l’argent en tant que société en déni d’elle-même, mais aussi l’atomisation des paroles qui n’épargne pas milieu théâtral, qui a l’avantage de la parole, certes, mais la fait profiter aux individus plus qu’à la collectivité qui peine à se mobiliser contre l’ennemi commun. Olivier Choinière a d’ailleurs dénoncé l’idéologie derrière la stagnation des budgets, qui serait de voir la communauté s’entredévorer. Conscients de cet écueil, certains interlocuteurs sont venus rappeler l’importance de s’unir et de nommer les priorités de ce dossier complexe. On a souligné l’importance de définir les mandats des compagnies pour juger s’ils méritent d’être transmis. Une compagnie créée pour répondre à la vision artistique d’un artiste ne mérite peut-être pas d’être conservée au même titre qu’une compagnie qui a développé un mandat pour la collectivité (la diffusion du théâtre jeune public en région, par exemple). Mais si les compagnies deviennent des structures permanentes, risquons-nous d’institutionnaliser le théâtre à outrance? Jeter les compagnies après usage menace pour sa part l’héritage des pionniers. Ce déchirement entre le devoir de mémoire et le besoin de renouvellement ne semble décidément pas réglé depuis la blessure de la Révolution tranquille.

Trêve de mots, place à l’action, ont brandi plusieurs. Des actes de désobéissance s’imposent, a suggéré David Lavoie (directeur général adjoint au FTA). Denis Caron (directeur administratif de l’Espace libre) a pour sa part sorti des chiffres, dont ces 9 millions qui dorment dans les coffres du Conseil des arts et des lettres du Québec à la suite de la création du programme Mécénat Placements Culture. Avant que toutes les jeunes compagnies se fassent hara-kiri, ou que des compagnies pétrolières héritent des subventions qui seront soustraites aux compagnies de théâtre défuntes, je souhaite que le milieu du théâtre ait des actions à la hauteur de son verbe.