Solo de clavier

Ève à travers les brumes

Contrairement à mon collègue Simon, je ne connaissais pas Ève Cournoyer personnellement. Je savais qui elle était et j’avais l’habitude de faire jouer certaines de ses pièces, dont l’excellente Chipie (tirée de son compact Sabot-de-Vénus), sur les ondes de CISM lorsque j’y étais animateur… et c’est pas mal tout, malheureusement.

Et pourtant…

Je conserve un vif souvenir de ce moment où ma fiancée, les yeux bouffis, m’a appris qu’Ève Cournoyer n’était plus, avait levé les feutres, «had left the building» et autres expressions pour étouffer «le-mot-qui-commence-par-m». Et c’est là, scotché au moniteur où les tweets désolés de mélomanes s’enchaînaient, que j’ai réalisé – avec tristesse – que j’étais loin d’être le seul à ignorer la majorité des faits d’armes de cette artiste qui, au fil des années, est devenue, bien malgré elle, une véritable figure de l’émergence locale et du «fais-le toi-même».

Ainsi, afin de rendre un juste hommage à cette grande dame de la chanson québécoise, j’ai contacté plusieurs de ses collaborateurs. Deux d’entre eux ont bien voulu me raconter Ève.

«Amie, je devrai m’en aller» (Sept-Îles d’Ève Cournoyer)

«C’est raide en ”estic” depuis dimanche!» lance d’emblée Michèle Méthot. Disquaire bien connue aujourd’hui propriétaire d’un bistro culturel où Ève a déjà joué, Michèle s’est liée d’amitié avec la chanteuse en 2002.

«C’était une personne totalement intense, très forte et déterminée. Faut dire qu’elle avait un sacré caractère. Ève ne faisait pas dans la complaisance. Elle disait tout haut ce qu’elle aimait et ce qu’elle n’aimait pas. Certains appréciaient, d’autres pas. Elle voulait qu’on travaille ensemble à un certain moment, je lui ai répondu qu’on s’entretuerait avant la fin du mois!» raconte Michèle, lumineuse le temps de mentionner l’anecdote. «C’était aussi une personne généreuse, rieuse et de party!» nuance-t-elle par la suite.

L’auteur-compositeur-interprète Paul Cargnello, qui a noué une relation amicale avec l’artiste après l’avoir invitée à se joindre à la chorale de sa chanson Fatigant (tirée de son album Brûler le jour), abonde dans le même sens. «C’était une personne très inclusive et lorsqu’il y avait un débat autour d’une table, tu la voulais dans ton camp!»

«Mon arme de prédilection, ma chanson» (Pour survivre d’Ève Cournoyer)

Même si elle était appréciée de ses ami(e)s et collègues (on se rappellera qu’elle a reçu des prix SOCAN pour ses pièces Dans le bois et Tout arrive), le parcours professionnel de Cournoyer ne lui aura jamais permis de vivre totalement de son art. «Elle était sous-estimée, croit Cargnello. C’est la Patrik Fitzgerald du Québec. Elle était méconnue, mais énormément respectée par ses pairs», affirme-t-il en faisant référence à cette figure emblématique du folk punk engagé britannique éclipsée en popularité par Billy Bragg, entre autres. «Mais ce n’est pas un défaut en soi d’être sous-estimé. Au contraire! On surprend toujours les gens ainsi, mais ça peut devenir lassant au fil des années», ajoute le chanteur.

Michèle acquiesce. «Elle a quand même trouvé son parcours difficile. Elle se sentait abandonnée par moments. Bien que plusieurs personnes reconnaissaient qu’elle avait beaucoup de talent, certains “chokaient” quand venait le temps de l’appuyer professionnellement», note-t-elle.

Au fil des confidences, Paul soulignera aussi son intégrité et son engagement sans faille. «C’est parfois décourageant d’être un artiste engagé, soupire-t-il. Y a des moments où l’optimisme l’emporte. “O.K.! On va faire quelque chose! On va lutter pour Québec solidaire!” Puis, au lendemain des élections, t’es un peu découragé de constater que Québec solidaire n’a eu que 2% [des votes]. C’est une série constante de ups and downs et elle avait compris ça.»

Un héritage qui résonne

Alors que les mélomanes (re)découvrent la poésie de Cournoyer, ses proches sont convaincus qu’Ève a une place de choix dans le panthéon de la musique québécoise. «Elle était très respectée au sein de la scène [locale], affirme Paul. On ne l’oubliera pas.»

À titre d’amie et fan, Michèle Méthot s’ennuiera de sa plume, bien sûr, mais aussi de son «“Allo!” légendaire qui résonne dans [sa] tête depuis». Puis, une pause, un silence éloquent, et Michèle de conclure: «On vient de perdre une belle et grande artiste.»

Le cœur gros et le deadline qui presse, on raccroche, on pianote sur l’ordinateur et on réalise – trop tard – que ces interlocuteurs ont raison.

Merci, Ève.