Solo de clavier

Haute fidélité

C’est un dimanche ensoleillé suivant la dernière tempête de neige (du moins, on l’espère). Les trottoirs de l’Avenue Mont-Royal sont bardés de gens, de chiens et de poussettes au look de chars d’assaut. Un groupe reggae répète tout près du O Patro Vys, des passants à la gueule de bois prennent l’air. La ville bourdonne à nouveau.

Sur Coloniale, on entend les Rolling Stones, puis une pièce tonitruante de Crass, au gré des clients entrant et sortant du Soundcentral, disquaire indépendant. À l’intérieur, le propriétaire Shawn Ellingham prépare une carafe de café tout en terminant des commandes. «C’est le calme avant la tempête du Record Store Day», mentionne-t-il à un ami. Ce dernier répond «Le quoi?» et Shawn écarquille les yeux. «Le Record Store Day, man! It’s better than Christmas

Boutique préalablement installée sur Sainte-Catherine en 2001, puis déménagée sur Saint-Denis, le Soundcentral s’est finalement arrêté au 4486 Coloniale, dans un local plus petit, plus abordable, mais surtout plus chaleureux. «C’est facile de "s’oublier" ici», clame Ellingham en pointant les étalages de vinyles ainsi que les bibelots geeks contribuant au panache mi-baroque, mi-pop art de l’établissement. Tout d’abord représentant commercial pour une compagnie de distribution de disques et musicien, le gaillard s’est intéressé au métier de disquaire afin de devenir son propre patron «et d’avoir une job qui m’attend en revenant des tournées» glissera-t-il.

Tout comme ses collègues, Ellingham se remet lui aussi d’années de vache maigre. À l’instar de l’industrie musicale, le Soundcentral s’est également réinventé au fil du temps. On y a notamment aménagé un espace pour organiser des concerts ou encore pour prendre le café. «À l’époque, les gens entraient, fouillaient pour un truc précis, puis s’éclipsaient. Un peu comme on le ferait en achetant un truc sur iTunes. Avec ce volet-là, ils sont plus tentés de rester, de faire le tour et de découvrir quelque chose», explique-t-il. Parallèlement, Shawn s’est imposé sur la Toile, autant sur les réseaux sociaux que sur le volet web de sa boutique. «Le site fait en sorte que je reçois autant des commandes d’ici que de Nouvelle-Zélande. Ça aide pendant l’hiver, quand les gens sont moins "sorteux".»

Bien que, selon les disquaires consultés, le métier se porte mieux qu’on pourrait le croire, l’image du corps professionnel, elle, en a pris pour son rhume au fil des années. En 2004, Stéphane Dompierre signait Un petit pas pour l’homme, un premier roman dans lequel Daniel, son personnage principal, est un loser quand même sympathique réévaluant certains choix, dont sa carrière: marchand de compacts. À une mare de là, et près d’une décennie plus tôt, l’écrivain Nick Hornby livrait un récit semblable: un propriétaire d’une boutique de disques qui a connu de meilleurs jours profite du spleen du célibat pour reconsidérer sa vie à coups de palmarès thématiques. Des années plus tard, Rob Fleming — le protagoniste du bouquin de l’auteur britannique — sera incarné par un John Cusack délicieusement morose dans l’adaptation cinématographique de High Fidelity. «Ce film-là a déjà été ma vie. Histoire d’amour comprise!», s’exclame Shawn, avant d’ajouter qu’il a toutefois préféré le livre «car on y parle davantage de musique, you know.» 

Moi-même, je me suis «oublié» au Soundcentral. Alors que je devais m’arrêter à la boutique que pour une entrevue de quelques minutes, j’en suis sorti avec 50$ de disques sous le bras, allant du beau (Total Magique de We Are Wolves sur vinyle, ça a foutrement de la gueule, disons) au honteux (un best of d’Abba), jusqu’à l’inespéré (un CD de Sprained Ankle, groupe punk sorelois connu que par une poignée d’enthousiastes). Avant de partir, une dernière question: «Dis-moi, Shawn. Qu’est-ce qui pousse les disquaires à persister alors qu’à l’extérieur des murs de vos boutiques, on n’en finit plus d’annoncer la mort de votre métier?»

Après avoir servi un client — qui voulait échanger deux CD de Noir Silence contre une cassette d’un groupe heavy metal quelconque! —, Ellingham répond: «Parce que je ne pourrais pas me voir ailleurs. Je pourrais travailler à nouveau dans une autre branche de l’industrie musicale — et faire beaucoup plus d’argent par la même occasion —, mais encore là, je ne serais pas mon propre patron. Quand ça allait vraiment mal, j’avais deux choix: la faillite ou persister. J’ai pris le risque de continuer.» Et après une pause, le disquaire de conclure: «Il me reste toujours un peu d’argent à rembourser à Visa, mais je demeure persuadé que c’était la bonne décision à prendre!»

Au programme pour la Journée des disquaires du Soundcentral: rabais, tirages, surprises et prestations de DJ. Détails sur soundcentralstore.com.